VENENO
Nous avons eu la chance de nous entretenir avec Veneno, graffeuse militante et membre active du mouvement Black Lines ! Actuellement basée à Nantes, elle a auparavant fait ses armes dans la gravure aux côtés du crew ASARO, une assemblée d’artistes révolutionnaires de Oaxaca au Mexique. Un parcours international passionnant, liant constamment production artistique et luttes sociales !
Un grand merci à elle pour cette superbe couv’ !
| Par Polka B.


Comment as-tu découvert le graffiti, et qu’est ce qui t’as poussé à t’y mettre ?
Veneno : J’ai toujours dessiné depuis petite. J’ai découvert le graffiti quand j’avais 13 ans. On m’avait offert le livre Kapital. Quand je faisais des allers-retours à Paris pour voir ma famille, j’en voyais beaucoup et cela me fascinait. L’outil aussi. La spray te permet de peindre de grands espaces… Cela m’a tout de suite intéressé. J’ai vraiment commencé en 2006.
Tu as dit avoir été influencée par Alex des MAC et Mode2 à tes débuts. Pourquoi as-tu été d’abord attirée par le réalisme et le figuratif?
A l’époque c’était vraiment la technique qui m’impressionnait. J’hallucinais de voir des choses si réalistes représentées sur de grands formats. Aujourd’hui je vois les choses différemment.
J’essaie aussi d’avoir un certain niveau de technique, mais ce sont les émotions qui m’intéressent. Les gravures de Gustave Doré m’ont beaucoup influencé. Cette place du noir dans le dessin, avec des références comme Sin City… J’aime ce genre d’univers.

Peux-tu nous parler de tes 3 années au Mexique ? Pourquoi ce voyage ?
Je suis partie pour la première fois en 2016. J’accompagnais une association française pour donner des cours de graff dans un bidonville à Oaxaca de Juarez. Cela a duré une semaine.
C’est lors de la Fête des Morts que j’ai vraiment découvert la culture mexicaine. J’en suis directement tombée amoureuse ! Je n’avais qu’une seule envie, revenir. Deux ans plus tard, j’y suis retournée grâce aux connexions que j’avais créées. Notamment avec le graffeur YESCKA, qui est devenu un très bon ami.
Oaxaca est très connue pour ses ateliers de gravure et ses galeries d’art. La ville abrite beaucoup d’artistes très politisés.
De violents affrontements ont eu lieu entre enseignants et policiers lors de manifs (le 19 juin 2016, la police avait tiré à balles réelles sur des enseignants en lutte, faisant 8 morts, NDLR) et beaucoup d’artistes ont dénoncé ces actes par le biais de la gravure. Cela a été ma première approche de la rencontre entre art et politique. C’est à ce moment là que j’ai rencontré les membres du collectif ASARO.
Comment as-tu intégré le crew ?
Ils m’ont proposé de les rejoindre. C’est là que j’ai commencé à faire de la gravure sur de grands formats.
On se réunissait dans les ateliers, et on décidait ensemble des thèmes que nous allions traiter. Cela pouvait être très local, mais aussi concerner les États-Unis, les débats autour des frontières, ou d’autres luttes en Amérique Latine. C’était vraiment très intéressant pour moi de découvrir tout ça !
On imprimait nos gravures dans nos ateliers la journée et on se réunissait le soir pour coller nos oeuvres monumentales.
J’y m’y suis consacré pendant un long moment. Je ne touchais même plus la bombe de peinture. En même temps, je vivais sur place grâce à la vente de mes gravures.
En quoi ton vécu là-bas a influencé ta pratique du graffiti ?

Cela a totalement bouleversé mon travail. Il faut savoir que pendant que j’étais là-bas, un de mes amis graveurs a été incarcéré. Ma seule façon de le voir (comme les parloirs étaient réservés aux familles) a été de négocier avec le directeur du centre pénitencier, la réalisation d’une fresque dans la prison à l’occasion de la Fête des Morts.
Il a accepté. Je me suis donc retrouvé là, seule femme, dans une prison pour homme, un jour de non visite, à peindre à l’intérieur, et à faire la surprise à mon ami qui était incarcéré depuis 1 an et demi déjà. Au fur et à mesure, je me suis lié d’amitié avec certains détenus qui faisaient aussi de la gravure.
On a monté ensemble le Proyecto Vándalo. J’y allais tous les jeudis, et après plusieurs mois, on a pu réaliser environ 80 œuvres. J’avais fait un crowdfunding pour payer tout le matériel. Tout était made in jail, même les cadres ! On a exposé dans la prison, puis j’ai tout sorti pour exposer à Oaxaca et à Mexico.
Tout ça pour dire que c’était mon premier contact avec l’univers carcéral. Depuis, c’est très présent dans mon travail. Quand je suis appelée à l’étranger, c’est quelque chose que je propose. Des cours de gravure ou de graffiti dans les prisons. Cela m’a amenée au Pérou, en République Dominicaine, sur l’île de Sainte-Lucie…



Tu es rentrée à Nantes en 2020. Comment as-tu rencontré les membres du mouvement Black Lines ?
Je suis rentrée et j’avais une envie débordante de reprendre le graffiti ! La gravure c’est bien, mais j’ai toujours aimé le monumental. A mon retour en France, j’ai eu la chance de directement connecter avec Black Lines. Ils lient pratique artistique et social… exactement ce qui me parlait !
La rencontre s’est fait à Nantes avec Itvan Kebadian, le fondateur du collectif. Nous nous sommes retrouvés par hasard à peindre sur le même mur, puis il m’a invité au rendez-vous Black Lines suivant à Paris. Leur concept m’a tout de suite plu. C’était un peu la version française de ce que j’avais vécu au Mexique !
Pourrais-tu expliquer en quoi consiste le mouvement BL ?
Ce sont des artistes au service des luttes. Un cortège de tête, une première ligne dans sa version artistique. Il y a un thème d’actualité choisi par le noyau dur du collectif dont je fais partie, ainsi qu’un mur en particulier.
Ensuite, on crée un événement sur les réseaux. L’évènement est ouvert à tout artiste souhaitant s’exprimer sur le sujet, toutes techniques confondues, uniquement en noir et blanc. C’est la meilleure façon d’avoir une unité esthétique sur le mur et l’impact est plus fort. En plus, c’est beaucoup plus économique pour tout le monde. En tout plus de 300 artistes y ont participé jusqu’à présent.

Vous êtes assez connus pour vos banderoles. Comment est venu le déclic ? Pourquoi avoir développé ce médium ?
On voulait créer des fresques mobiles pour avoir une visibilité de nos messages en manif et les rendre accessibles à un plus grand nombre de personnes. En tout, on a du en faire plus d’une centaine Itvan et moi !
Il y a la réalisation des banderoles où nous invitons parfois d’autres artistes à en réaliser, puis nous nous chargeons de les remettre aux groupes de manifestants le jour J.
Certains manifestants nous ont aidé à emmener nos banderoles en cortège de tête et depuis c’est resté le cas. Tout ça dépend d’une organisation bien rodée. Après la réalisation, nous les emballons dans des papiers cadeaux, on les livre à une personne, qui les transmet à une autre personne. On fait en sorte que ce parcours ne soit pas traçable. Notre rôle reste cantonné à l’artistique.
N’est-ce pas frustrant de les bosser autant, et possiblement de se les faire confisquer en manif ?
Si ! On y met tout notre cœur et on y passe beaucoup de temps. Il faut savoir qu’elles sont arrachées dans une extrême violence. Beaucoup de manifestants ont été blessés par la police afin de protéger les banderoles Black Lines. La police menace souvent ceux qui les portent avant même que la manif ne commence.
On voit même sur une photo la police qui pose avec sa « prise » !
Clairement ! Cette photo folle que l’on nous a envoyé… Pour eux c’est une prise de guerre, comme des hooligans qui ont réussi à prendre le drapeau adverse. Sur 100, je dirais qu’ils en ont pris la moitié. Mais plus ils nous en prenaient, plus on en faisait ! Et au final, les photographes immortalisent nos messages pour toujours. Les images sont centrales. On en a vraiment besoin, c’est le cœur de ce que l’on fait.

Êtes-vous inquiétés par les autorités pour votre travail artistique, et si oui de quelle manière ?
On a pris le parti de ne pas se cacher et d’assumer. On joue notre rôle d’artiste, c’est notre vision des choses. Les intimidations existent sous plusieurs formes. La police débarque régulièrement quand nous sommes en train de peindre. On s’est retrouvés plusieurs fois au poste, alors que ce sont des murs d’expression légale. Cela nous est arrivé il y a 3 ans quand nous avions fait une fresque sur la Palestine. 30 policiers ont débarqué pour nous arrêter (nous étions 5 artistes). Et bien sûr on sait de source sûre que les RG nous surveillent.
Alors qu’on pourrait se dire qu’il ne s’agit que de « dessins ». Cela veut dire que ce que vous faites dérange… Et que vous avez un impact sur le réel !
C’est vrai. Et autre signe : nous sommes très souvent shadow ban sur nos réseaux sociaux. Quand l’algorithme repère quelque chose de « gênant », nos posts ne sont plus visibles de nos followers pendant un certain temps. Il faut donc ruser.



Peux-tu nous expliquer en quoi consiste ton travail autour de la dualité ? Comment l’as-tu fait évoluer ?

Je suis souvent entre la douceur et la dureté. La poésie et le réel. Je veux apporter de l’émotion juste à travers un regard. Comme pour les amoureux cagoulés ou les personnages masqués que je représente par exemple. Je commence souvent par les yeux d’ailleurs afin d’y transmettre toute l’émotion désirée. J’essaie de faire voyager mes couples masqués à travers le monde. J’en ai peint au Togo, sur l’île de la Réunion, dans une prison au Mexique, ainsi qu’en France (plusieurs à Paris et d’autres à Rennes).
Quelles sont tes envies pour la suite ?
Continuer de développer mes projets personnels. Ma passion, c’est aussi mon travail. C’est pour cela que je voyage autant. Pour faire des murs, ou bosser dans les prisons. Black Lines prend l’autre moitié de mon temps. Et je donne autant d’importance à l’un qu’à l’autre !
Merci à toi pour l’interview ! Pourrais-tu citer un morceau que tu aimes écouter en ce moment ?
Horachek – « Plus jamais ça » (j’ai fait le clip)