TINAA
(Rap, Nantes)
Le rap de Tinaa est franc, direct, chargé en émotion. Qu’ils soient kickés ou chantés, ses textes disent quelque chose d’intime, révélant à la fois une énérgie universelle. La force des bonnes chansons !
On prend la direction de Nantes, et on se pose avec Tinaa pour mieux comprendre son univers, son « blues », sa gouaille, et sa détér’ à faire le plus de bruit possible !
| Propos recueillis par Polka B.
Avant de rapper, tu chantais beaucoup, seule avec ta guitare.
Comment as-tu décidé de te mettre au rap ?
Tinaa : Je voyais vraiment un lien entre la chanson et le rap au niveau du texte. J’en écoutais déjà beaucoup. Quand je me suis mis à écrire, j’avais des choses à dire. Et le rap, c’est dense. C’est parfait pour ça, d’autant que j’avais pas mal de colère ! Mais je reste toujours très influencée par la chanson française…
Tu es éduc-spé à la base.
Quel a été le déclic pour te consacrer entièrement à la musique ?
T: Je bosse dans le social depuis que j’ai 18 ans. Je suis rentrée en formation d’éduc’, et en à peine un mois mon père est décédé. J’ai ressenti comme une urgence. Il m’avait toujours encouragé à devenir musicienne et à écrire mes propres textes.
J’avais toujours dit non, et à partir de son décès, c’est comme si son objectif était devenu le mien. C’est bizarre mais tant qu’il était là je ne parvenais pas à l’incarner.
Du coup je me suis mis à écrire… et vraiment je brûle pour ça ! C’est devenu ma façon de vivre mon deuil. C’est aussi pour ça que j’ai autant la gniaque !
C’est vrai que tu as passé beaucoup de concours. Tu en as même gagné la plupart ! Tu peux nous parler de cette démarche ?
T : J’ai démarché tout ce que je pouvais, histoire d’avoir plus de moyens et des opportunités d’accompagnement. Mon premier tremplin au bar le Tempo à Guemene Penfao m’a permis de financer mon premier EP 5 titres Alba, pressé à 500 exemplaires.
Après j’ai eu le prix au tremplin « Pulsations » à Angers. Cela m’a beaucoup aidé car en tant qu’étudiante car je n’avais rien. En tout cas, pas assez pour produire quoi que ce soit. Encore aujourd’hui je n’ai pas d’équipe. Je me débrouille toute seule. Là où j’ai eu beaucoup de visibilité, c’est quand j’ai gagné le concours Hip Hop Talents en 2024. Suite à ça, j’ai posé un freestyle sur Skyrock et Konbini a fait une vidéo sur moi.
Dans ta chanson « Blues » tu dis : « je ne suis ni bad bitch ni garçon manqué. Féministe comme witch, où vont-ils me caser ? ». Tu as senti que les gens voulaient absolument te catégoriser ?
T: A la fin des concerts c’est toujours un peu les mêmes remarques. Genre que je leur rappelle Keny Arkana ou Diam’s… En bref, une meuf qui rappe quoi ! Comme si on nous enlevait nos propres particularités. C’est un peu chiant. Personne ne ferait autant de raccourcis avec un mec.
Mais à côté de ça, le fait d’être une meuf te fait sortir du lot. Pour en revenir à la phrase que tu as cité, je voulais dire qu’en général, les gens ont tendance à te classer dans deux extrêmes. Ou ils te voient comme un garçon manqué, ou ils t’hypersexualisent. Personnelement, je ne me retrouve dans aucun des deux, je veux briser les codes en restant moi-même. J’ai envie de rapper énervé, et de chanter. D’exprimer plein de choses de manières différentes.
Tu es une personne politisée, proche des milieux militants. As-tu toujours voulu mettre ta musique au service de tes idées ?
T: Il y a toujours eu des idées dans ma musique : « Le Bruit et l’odeur », « L’heure a sonné »… Aujourd’hui je les amène peut-être de façon un peu plus subtile, comme dans « Blues ». Mais bon, on me dit « rappeuse engagée », alors que je n’ai que trois morceaux sur le sujet. A l’échelle d’un concert je parle de la vie, de deuil, d’amour, de voyage, d’insomnies, de spleen…
Je suis fière d’incarner ça, mais en même temps j’ai peur de tomber dans ce truc un peu cliché de la rappeuse engagée. Je préfère aborder des sujets qui parlent de la société au sens large. J’ai un peu du mal avec le prosélytisme, je n’ai personne à convaincre.
Sur ton profil Insta tu as mis : « aussi à l’aise en SMAC* qu’en ZAD ». Peux-tu nous parler de ce côté tout-terrain que tu as développé?
T: Disons que je propose un live avec plusieurs facettes. Il y a un fil rouge, une histoire. Je le vois comme un spectacle qui peut toucher plein de gens. Je veux le défendre en jouant dans toutes sortes d’endroits. Quand je fais des premières parties en SMAC je peux toucher un public familial.
Mais je m’éclate beaucoup dans l’alternatif aussi. J’ai eu l’occasion de jouer dans des teufs supers, sur des bêtes de scènes. Par contre, sur ce truc d’être tout-terrain : cela ne doit en aucun cas brider mon discours. Je ne dis pas que je veux plaire à tout le monde et j’assume totalement d’être clivante.
*(Le label « Scène de musiques actuelles » (SMAC) est attribué par le ministère de la Culture à certaines salles de concert subventionnées)
On voulait parler avec toi de ta chanson « Sors de ma tête ». On dirait qu’elle a vraiment marqué beaucoup de gens.
T: Cette chanson parle de deux trucs. D’abord d’une relation d’amour déséquilibrée. Elle se passe mal. L’autre personne n’en veut plus, alors que moi, je suis à fond dedans. Je n’ai pas le contrôle et ressens un sentiment de violence. Quelque part, on me fait sentir que je ne suis pas assez bien pour l’autre.
La deuxième chose dont je parle, c’est ce besoin qu’on a en tant que meuf d’être dans la séduction.
Ce besoin d’être validée et de devoir remplir ce vide à travers les conquêtes. Il y a un coté malsain là-dedans. C’est inconscient, on soigne son égo. Comme pour reprendre le contrôle sur les mecs. Du genre « ah tu m’as sexualisée tout ma vie ? Et ben moi aussi je vais te prendre et je vais te jeter après ».
Et j’ai eu énormément de retours, de la part de plein de meufs. Beaucoup m’ont dit que j’avais mis des mots sur quelque chose de réel. Même des mecs se sont reconnus dedans. Le refrain reste pas mal dans la tête aussi. En concert ça se voit, les gens sont à fond !
Je suis contente de ce morceau, car c’est une façon d’amener le féminisme d’une façon un peu différente.
Jamais je n’utilise le mot patriarcat. Mais je dis : « j’aime pas les mecs, j’aime leur validation / J’ai pas les codes pour m’aimer moi-même / Si je les allume c’est par aliénation / Car c’est dès l’école qu’ils m’ont mis des moyennes ». Mon féminisme transpire tout au long du morceau. C’est ma façon de politiser le truc. C’est vraiment vers ça que je veux me tourner.
Comment souhaites-tu faire évoluer ton projet musical ? As-tu une vision sur le long terme ?
T: Tu mets le doigt sur un truc : c’est une pression quotidienne ! Comme je suis seule, j’ai parfois du mal a structurer mon truc. Heureusement je taffe avec une bookeuse qui me booste aussi dans mon projet.
Mais je mène ma barque au feeling au jour le jour, et c’est un peu fatiguant des fois. J’aurais peut-être besoin d’être plus entourée pour passer une étape. Et en même temps, sans équipe, je suis hyper réactive et souple. J’avance exactement comme je le sens. J’aime ce côté spontané.
Sur le prochain EP, je vais davantage dire qui je suis. Il y aura plus de réflexion que sur le projet précédent.
Quels sont les artistes les plus écoutés de ton récap Spotify de fin 2024 ?
T: Il y avait Jul, Hugo TSR, Dooz Kawa… Mais ce n’est pas forcément représentatif. Si il y a un single que j’ai saigné à mort, cela va faire monter les stats de l’artiste en global !
En vrai, si je devais citer le top 3 des artistes qui m’inspirent le plus, je te dirais : Mano Solo, Dooz Kawa et Edith Piaf ! Si tu mélanges un peu tout ça, tu peux comprendre mon univers. On m’a déjà dit que ce que je faisais, c’était genre comme si Edith Piaf faisait du rap. C’est un sacré compliment. Mais ça ne sort pas de nulle part.