TEVI SAY – Coach MMA girls
Pionnière du MMA féminin, Tevi Say a accepté de nous parler de son parcours l’ayant mené au plus haut niveau des ligues de combat japonaises. Une histoire de passion, d’acharnement et de courage qui nous a montré que l’état d’esprit DIY peut s’épanouir dans toutes sortes de disciplines, y compris dans le sport. Au delà du MMA, l’histoire de Tevi nous a aussi beaucoup appris sur le concept de non-mixité dans le cadre des séances d’entraînement. | Par Polka B.
1994. Quelque part en France, une lycéenne de seize ans fume tranquillement sa clope, cachée derrière un gymnase. Pas question de se mêler aux autres élèves de se classe qui disputent un match de handball. Les sports co’, très peu pour elle !
Cette jeune fille, c’est Tevi Say.
Quand une de ses potes lui propose de l’accompagner à un cours de kung-fu la semaine suivante, elle accepte pour lui faire plaisir. Au bout d’un entraînement, elle finit par y prendre goût, plutôt pour l’aspect « danse » et les mouvements propres à la discipline. Sans penser au combat, elle commence à dessiner les formes de son propre univers.
Le déclic se produit quelques année plus tard lorsqu’elle déménage à Paris. En cherchant une salle de kung-fu, elle découvre une section free-fight. Un monde à part. Exclusivement masculin, violent et testostéroné, ce sport (illégal) de têtes brûlées n’existe pas officiellement en Europe. En 1998, on compte 3 sections confidentielles sur Paris, et seulement 5 dans toute la France. Avant l’ère internet, les plus déterminés voyagent dans le monde entier pour apprendre des techniques.
Les cassettes VHS s’échangent de la main à la main, dévoilant une pratique professionnelle basée sur l’opposition bête et méchante aux Etats-Unis (UFC), et des oppositions de techniques plus fines et travaillées au Japon (Pride).
Cette ligue devient rapidement une référence pour Tevi. Parfois frustrée par les règles strictes du kung-fu, le free-fight lui va comme un gant.
« le MMA a été une révélation pour moi, car j’ai pu exprimer plein de choses dont je ne soupçonnais pas l’existence. Il y a des règles comme dans tout sport, mais aussi énormément de liberté. On ne voit pas de formatage de style. Ton coup de pied, tu le donnes comme tu veux du moment qu’il est efficace.
Un jour, j’ai fait un combat de kung-fu et j’ai été disqualifiée car on n’avait pas le droit de donner de coup de pied au visage. Ça m’a servi de déclic. Je me suis sentie brimée dans ce sport de combat. Au MMA, je pouvais faire ce que je voulais. Avoir mon style. Si je perdais, c’était ma faute, et pas de celle du règlement !« Free-fight », ça a un sens. Pour moi, c’était la liberté. »
Exclusivement entourée de mecs baraqués, elle parvient à en imposer avec ses cinquante kilos, au prix de sa technique et d’une immense force de caractère.
« Personnellement, je ne me vois pas en tant que « femme » dans ce monde. Mais dans les faits, tu dois quand même prouver plus, à chaque fois. Quand de nouveaux combattants débarquaient dans la salle où je m’entraînais à l’époque, j’étais obligée de les soumettre immédiatement sur le ring. Leur regard sur moi changeait alors tout de suite. Sinon, je n’étais pas respectée. »
DÉPART AU JAPON
Les mois passent et Tevi commence à se sentir frustrée. Cette trop grande différence de poids fausse les oppositions.
Impossible pour elle de jauger son niveau dans le cadre d’une compétition, vu qu’aucune combattante n’appartient à sa catégorie en Europe.
Un jour, elle se rend à une compétition de grappling* (*combat au sol) à Paris. Alors que deux combattantes hollandaises sont bien présentes et prêtes à en découdre, l’organisation décide de les disqualifier d’office.
Un cinglant « Femme, combat pas » résonne dans le gymnase. Choquées et impuissantes, elles préfèrent en rire sur le coup. Mais l’épisode laisse des traces. Tevi n’a plus le choix. Si elle veut combattre pour connaître son niveau, sa marge de progression et ses capacités, elle doit partir.
Son objectif, c’est d’aller au plus proche de la réalité. Sa réalité, c’est le combat.
En faisant ses recherches, elle découvre alors l’existence d’une organisation MMA 100 % féminine au Japon.
Le décalage est énorme. En France, les praticiens de MMA sont vus comme des gens « bizarres ». Au Japon, la culture des arts martiaux est immense et le free-fight est très respecté.
À la croisée des chemins, Tevi prend son courage à deux mains et enchaîne les petits boulots pour pouvoir partir* (*en tant qu’étrangère, il est impossible de travailler au Japon, même avec un visa). Quand elle s’envole enfin, c’est pour un test de trois mois dans une section MMA locale entièrement composée de femmes.
« J’étais la première étrangère et on m’a très bien accueillie. Heureusement, car c’est un pays très fermé, et c’était encore plus le cas à l’époque ! Les arts martiaux sont un peu leur chasse gardée, ils ne vont pas donner leurs techniques à des gens de l’extérieur.
Mais j’ai apporté un peu de fraîcheur dans ce club. Du coup, ils m’ont vraiment mis à l’aise et je me suis sentie acceptée. Quand je suis revenue, j’ai beaucoup bossé pour pouvoir vivre là-bas un an. J’ai trouvé un logement pas cher et toutes sortes de ristournes pour manger avec très peu d’argent. Du coup, ma vie au Japon me coûtait moins cher qu’à Paris. Je savais que c’était temporaire. Je partais un an pour faire des compétitions et vivre ma passion à fond, là où je pouvais la vivre.
Le MMA était hyper populaire là-bas, c’était une expérience inoubliable. Mais c’était aussi un challenge. Pour le coup, on est au cœur du DIY. Quand je suis partie au Japon, j’étais toute seule. C’est ton corps qui doit se battre contre quelqu’un. Il n’y a rien d’autre. Tu entres sur le ring, et c’est toi qui dois t’en sortir. À l’époque, j’avais besoin de me tester. Savoir si je pouvais m’en sortir seule dans la vie. Trouver du travail. Survivre. »
RETOUR EN FRANCE
2005. Tevi a réalisé son rêve. Mais de retour à Paris, rien n’a changé. Le MMA est toujours illégal, mal perçu, en marge, et pratiqué par des mecs. Même aux États-Unis, l’UFC n’a toujours pas créé de section féminine (c’est seulement le cas en 2012 avec la combattante américaine Ronda Rousey).
Mais Tevi ne rêve pas d’une pratique institutionnalisée. Elle veut juste être considérée comme une combattante. Pas comme une femme. Considérant qu’elle a fait ses preuves, elle commence alors une longue introspection sur elle-même, jusqu’à envisager une profonde remise en question.
« Je suis d’origine cambodgienne et mes parents ont fui la guerre. Ils étaient assez aisés donc nous n’étions pas considérés comme réfugiés. De cette histoire, je pense avoir gardé en moi la notion de survie. Si jamais il se passe quelque chose, je peux me débrouiller et faire face à n’importe quelle éventualité.
Aujourd’hui j’ai des enfants. Et depuis qu’ils sont tous petits je les fais marcher beaucoup, car peut-être qu’un jour on viendra taper à la porte et nous dire qu’il faudra partir. Là et maintenant. Cette préparation face à un éventuel exil, je l’ai compris assez tard. Ça fait partie de moi. Quand je l’ai intégré, je suis devenue moins centrée sur moi-même. Je sais que je peux survivre. Je n’ai plus rien à prouver.
Avec le recul, c’est vrai que mon parcours était atypique. Mais pourquoi étais-je la seule ? Pourquoi était-ce si rare ? Il faut avoir une personnalité forte pour vivre tout ça. Je considère que ce n’est pas juste. Pour moi, il ne faut pas forcément avoir ce genre de tempérament pour pouvoir pratiquer un sport, car sinon, on bloque des vocations. »
En 2013, Tevi franchit le pas et crée sa première section MMA Girls au sein du club Platinium à Paris. Le début d’une nouvelle vocation lui faisant découvrir l’importance de ces cours. Pas tant sur l’influence d’un nouveau sport de combat au niveau français, plutôt sur l’impact que la pratique génère dans la vie de plusieurs dizaines de femmes :
« La plupart des filles que je côtoie sont introverties. Si il n’y avait pas eu de section MMA féminines, elles ne seraient jamais venues ! Or, ce sont des championnes. Quand elles se dépassent, elles sont très fortes. L’immense majorité ne savaient pas du tout qu’elles avaient ça en elles. En tant que femme, tu te bas sur tellement de plans…
On « habite » déjà chez les hommes. Alors une salle de MMA, tu imagines ? »
Maintenant installée à Nantes, elle a fondé une nouvelle section féminine MMA Girls en 2018. Une équipe indépendante située au Parabellum Combat Club.
L’IMPORTANCE DES COURS NON-MIXTES
A Nantes, Tevi continue d’affiner sa philosophie de transmission. Sans chercher l’expansion à tout prix, elle aime travailler avec peu d’élèves.
En s’attachant à se préoccuper de toutes les filles du cours quel que soit leur niveau, elle mesure chaque jour l’importance des cours de MMA en non-mixité :
« C’est important car dans un monde d’hommes, on a tendance à reproduire le même schéma dans le cadre d’un cours. Il n’y a pas souvent de place pour un autre modèle. Souvent, les hommes sont plus « cools » avec nous par empathie. Comme si nous étions plus faibles.
Certaines femmes qui sont à mes cours vivent déjà une violence masculine dans leur vie. Quand je leur crie dessus pendant la séance, elles ne prennent pas les choses de la même manière. J’essaie de donner les meilleurs cours possibles, et si ça plaît tant mieux. Je me fout du physique des combattantes.
On ne fait pas ça pour perdre du poids. Tout ce que je veux c’est que les filles soient toniques. Qu’elles arrêtent d’être introverties. Qu’elles se lâchent. Entre filles, nous ne sommes plus « des filles qui combattent ». On peut être nous-mêmes ! C’est notre monde. …Et ce n’est pas un cocon si douillet car on se tape dessus quand même ! (Rires) »
Avant l’ère covid en 2020, la petite famille MMA Girls s’était envolée au Japon pour faire un stage dans l’ancien club de Tevi ! Une façon d’entretenir des liens toujours aussi forts avec la salle japonaise, et de perpétuer une certaine vision du combat libre en dehors de toute complaisance masculine. Une aventure qui ne fait que commencer… Et quand on a questionné Tevi sur son rapport à l’esprit de compétition, on s’est dit que ça pouvait faire office de mot de la fin :