On dit souvent que le rap peut revêtir un rôle politique et social. Mais peut-il l’être jusqu’à reconfigurer des rapports générationnels dans une société fortement marquée par des questions d’ethnicité ? | Article & Illustrations par Momo Tus
On y est, en haut de la dune. Sur les monts de sable rougeâtre à l’infini, le vent efface les quelques traces de pas des chèvres vagabondes et des porteurs d’eau. Lentement, la main portée au front, on distingue au loin les bivouacs des bergers urbains et les melhfas colorés aux portes du désert.
Mirage devenu réalité, on troque le sable pour du béton brûlant. Te voilà, Nouakchott. Les quelques immeubles de la cité portuaire, capitale de la République Islamique, se dressent devant nous. Au son des chants des Muezzins venus de toute part, parmi les Mauritaniens vêtus de leurs boubous flottants au vent et leurs cheikhs bien ajustés, on passe de l’Arabe au Français, du Français au Hassanya, du Hassanya au Pulaar.
Le sanglant souvenir laissé par Al-Qaïda en 2007 a ouvert 10 années de fermeture des frontières. Un comble pour ce pays pourtant par nature terre de passages, trait d’union désertique entre Afrique du Nord et subsaharienne. Pétri par l’Histoire et les nomades, de l’invasion arabe à l’arrivée des Européens, on sent que pareille à des grains de sable, ce pays recouvre de multiples identités métissées.
Un esclavage moderne
Métisses, mais pas égales. Il suffit qu’on s’éloigne des avenues cossues de la ville pour arriver au quartier de Basra. De chaque part du sol poussiéreux, se côtoient des petites maisons blanches de fortune fissurées et des dizaines d’antennes satellites. Tournées vers le monde, comme la jetée portuaire.
Un peu plus loin dans la rue, sont regroupés Ibrahim, Kane et Karim. A même le sol, un petit brasier brûlant sur lequel est posée une théière, un tabouret en bois et des roues faisant office d’assise. Pendant que Karim verse doucement le thé dans des petits verres, Ibrahim et Karim s’entraînent à lâcher des vers, écouteurs dans les oreilles. “N’acceptez pas d’être trompés, il est temps de se réveiller !”
Tous les trois sont noirs de peau. Dans la société mauritanienne, construite sur les ruines de l’esclavage, la couleur détermine toute une vie. Les Maures blancs, Beïdhanes, issus de grandes familles arabo-berbères de guerriers ou de marabouts, occupent les positions de pouvoir. Les Négro-Mauritaniens et les Haratines (des Maures noirs), sont eux, les anciens esclaves des Beïdhanes. “Comme nous” indique Kane en pointant son index vers sa peau.
Anciens ? Kane nous arrête et nous montre du doigt des gamins qui vendent de l’eau sur des charrettes tirées par des ânes. Pas tout à fait anciens, non. Non seulement l’esclavage est toujours perpétué, mais il est pratiqué au sein même de la communauté négro-mauritanienne, excluant le partage des terres ou les mariages inter-ethniques.
La langue des dominants
Les yeux se reportent sur la théière sifflante pendant qu’Ibrahim attaque un nouveau couplet, passant du Français au Pulaar, du Pulaar au Wolof.
Les plus vieux grimoires racontent que cette cité portuaire tirerait son nom d’un puits pleureur. Des pleurs contés par “le pays au million de poètes”, traversé par de multiples dialectes. Les Maures, blancs ou noirs, parlent le Hassanya. Les Négro-mauritaniens eux, parlent le Wolof, le Pulaar et le Soninké. Et le Français bien sûr. Si bien que chaque quartier a son idiome et que les quiproquos sont fréquents.
Pourtant, autour de nous, la majorité des devantures sont en Arabe. Ibrahim s’arrête. Parce que c’est la langue officielle, celle des dominants, Les Maures blancs. Dans une logique d’acculturation, les Maures blancs ont tout fait pour arabiser les différents espaces publics.
« J’ai appris le français grâce à MC Solaar » continue Karim. On esquisse un sourire. Sacré Claude. “Lorsqu’un mot m’était inconnu, je cherchais dans le dictionnaire pour comprendre ses textes. Ça m’a valu d’être le premier de la classe en Français”.
Pourtant, le rap mauritanien s’impose comme un véritable ballet linguistique entre toutes les langues. La dimension plurilingue du rap mauritanien revêt un enjeu crucial: celui de transcender les clivages ethniques. Contrairement au rap Européen ou Américain, ce n’est pas seulement le message mais bien la langue qui devient elle-même un outil politique. “C’est notre force, on cherche à représenter tout le monde”.
Cachez ce chant que je ne saurais entendre
La langue, un outil politique, mais aussi… le droit de chanter. A contre-courant des coutumes locales, ces jeunes Negro-mauritaniens ne chantent pas: ils se “permettent” de chanter. Traditionnellement, ce sont les griots, des poètes-musiciens maures blancs, qui détiennent ce droit. Et ce n’est pas anodin: racontant principalement des récits de guerriers aristocratiques, ces chants avaient pour but de faire perdurer les rapports sociaux.
Or, Kane, Ibrahim ou Karim, tout comme les premiers rappeurs mauritaniens, ont fait le choix de chanter leurs conditions de vie. D’un chant de dominant, on passe d’un chant qui transcende toutes les castes. Le rap s’extirpe complètement des rapports d’héritage et de domination. L’appartenance ethnique n’est jamais déclarée dans le rap: il ne s’agit pas de diviser ou de provoquer, mais bien d’unifier et de réunir.
L’ennemi public
C’est là tout le caractère unique du rap mauritanien. On caractérise souvent le rap comme arme politique. En réalité, le rap européen conscient qui se veut “politique” se retrouve loin derrière. Plus que des mots aiguisés, celui-ci a un véritable impact. Il endosse un rôle d’unificateur de la jeunesse, en transcendant les particularismes ethniques et les rapports de classe. Les rappeurs endossent presque un rôle d’éducateur, et dans ce sens, se doivent d’être irréprochables. “C’est ce qu’on appelle le nous contre nous” précise Karim.
C’est pour ça qu’aujourd’hui, les rappeurs sont devenus des cibles principales du pouvoir en place. Surveillés, traqués, disques confisqués. Les Ewlaad Leblaad ont été les premiers à mettre les pieds dans le plat avec leur chanson “Coup d’Etat”, en référence au putsch militaire du 6 août 2008. Forcés à l’exil après un passage en prison aux côtés de terroristes, ils sont aujourd’hui recherchés activement par la police.
“On a grandi avec eux, ils nous ont inspirés à sortir de notre quotidien précaire et routinier, mais aussi à créer et à savoir s’exprimer” .Karim nous passe les écouteurs et nous passe le morceau “Voleur” du groupe à l’encontre du Président mauritanien. “Vous avez tout vendu, tout pillé, tout gaspillé. Attrapez ce voleur.”
La débrouille quotidienne
La pause thé est terminée. Karim, Kane et Ibrahim nous emmènent dans les dédales du quartier populaire de la Médina 3. Sneakers, casquette Yankees, sweat shirt “Université de Boston”. Ici, les répliques américaines se multiplient. Face à la sobriété du boubou maure (le draa), les jeunes tranchent et expriment leur appartenance à leur culture, non pas ethnique, mais musicale.
C’est au Stade Olympique de la capitale qu’elle a commencé à naître, cette culture. On y trouvait en 1990 les Men Posy, Erneste Thié, ou encore African prodige. Inspirés par la culture rap US, on porte des baggys et on s’affronte sur des battles de Beatbox. Un rap avant tout de sonorités, qui laissera la place à un nouveau rap porteur de messages en 2000.
On passe alors du poste de radio Sharp à l’enregistrement en studio, même si la logistique reste limitée et les plus gros iront enregistrer au Sénégal ou au Maroc. Mais, la débrouille s’organise. Des initiatives locales voient le jour comme le festival Assalamalekoum en 2007, premier festival qui fera de Nouakchott la capitale du Rap africain en 2019. Porté par le rappeur Monza, le festival s’inscrit dans “la résistance par la musique” pour tenir “loin la récupération politique” et “faire barrage à toutes formes de rascime et de discrimination”.
Préparer demain
“En vérité, nous ne sommes pas libres du tout. Notre seule liberté, c’est le rap.”
Ainsi, la diversité ne se laisse pas abattre par ces frontières à travers le mélange des ethnies dans les espaces publics impulsés par la jeunesse. Permettant la découverte de l’autre, le rap pousse le développement d’un terreau fertile à la prise de conscience.
Une certaine jeunesse mauritanienne, indépendante et pleine d’idées, ose prendre la parole et sortir du carcan pessimiste de leurs aînées. Pour rendre les choses meilleures, sans rien attendre du système.
Pourtant, les obstacles ne manquent pas entre le chômage, l’analphabétisme et un salaire moyen de 200 euros par mois. Les études font rêver, mais restent inaccessibles. Pas de cafés-concerts comme à Dakar. Pas de grandes places animées comme au Caire. “On s’y ennuie terriblement”. Beaucoup sont là, assis à l’emblématique Café Tunisie, à siroter leur café au lait, fumer des cigarettes et regarder les voitures défiler entre 2-3 coups de pouce sur leur fil Facebook.
En parlant de Facebook, une soirée organisée ce samedi soir a attiré les foules sur le réseau social. 21h50, quelques minutes avant le début des festivités – pourtant interdites.
Curieux d’en être, on rejoint une amie qui a prévu d’y aller. Pendant qu’elle se prépare, on songe à nos 3 rappeurs en devenir. Et les femmes dans tout ça ? Aicha nous explique qu’il y en a eu des filles depuis les années 2000. Sister Kelly, Sister Keuz ou encore les Filles du Bled. “Tu sais, ici, quand tu dis “rappeuse”, les gens pensent : fille ratée, qui se drogue, qui n’est pas présentable, qui couche avec n’importe qui.” Malheureusement, après quelques recherches, on se rend compte que toutes n’ont eu qu’un succès éphémère, rattrapées par la société.
Aïcha finit d’enfiler un léger débardeur rose et un slim blanc sous son melafah. On la suit, en se faufilant dans la nuit étoilée pour retrouver ses amies à l’insu de ses parents. Le vent chaud souffle encore. On entend encore au loin les commerçants du port qui négocient bruyamment le prix du kilogramme de la daurade, tandis que les pêcheurs hissent leur pirogue sur la rive.
Heureusement, Aïcha est une Beïdhane, une Maure blanche. Les Negro-mauritaniens sont étroitement surveillés par la police et ont toutes les chances de se faire embarquer au détour d’une rue le soir. Trois coups sur la porte d’un appartement loué par l’occasion par quelques jeunes: on lui ouvre, elle tombe le voile, et la fête commence au son d’une petite sono qui diffuse des tubes de rap des quatre coins du monde.
La foule se presse, ces fêtes clandestines se faisant rares dans la capitale. Rares, mais de plus en plus fréquentes. A l’image des tags qui commencent à habiller les murs. A l’image des expositions de peinture, de sculpture qui fleurissent. A l’image d’une jeunesse de plus en plus contestataire, déterminée, qui on l’espère aura le droit elle aussi, à son Printemps.
Tout peut évoluer très vite…