Un cri algérien face à une misère des rêves. | Article et illustrations par Momo Tus
Bab El Oued. Étincelante au soleil. Les 3 hauts parleurs arrimés au minaret de la mosqué grésillent au son de la voix de l’Imam. Ruelles et trottoirs sont envahis par une foule compacte, insouciante des caprices du quotidien, le temps d’un instant. Une foule dominée par les milliers de qamis au blanc immaculé, contrastant avec la blancheur écaillée, ravagée par l’humidité des bâtiments à l’architecture coloniale.
Autrefois, les corniches des balcons, aujourd’hui branlants, arboraient fièrement des parades multicolores de linges séchant au soleil. Baignaient dans les rues ces mille parfums d’épices, balayés par une douce brise venant de la mer. Bab El Oued, c’était l’une des portes d’Alger – littéralement, la porte du ruisseau. Qu’elle était belle Bab El Oued. On l’appelait la belle Européenne. Principal quartier populaire d’Alger, Bab El Oued c’était ces douces soirées d’été, la longue promenade sous les palmiers, la main sur le coeur, et le coeur sur la main.
L’étincelle Algérienne et ses coups de colère légendaires
Incandescente, c’était aussi la belle résistante. Le thermomètre social du pays. Bab El Oued a vu s’éteindre des vies, devant ses yeux. En 1962, Bab El Oued se trouve pris en étau entre l’OAS et les militaires français. Un blocus de quatre jours qui se soldera par la fusillade de la rue d’Isly et ses 46 morts.
En 1988, lors de l’intifada démocratique, ce fut elle qui fit basculer les choses. “Bab El Oued Chouhada”. D’une pensée unique à un système pluraliste. Alors que les jeunes de Bab El Oued battent le pavé et embrasent l’Algérie toute entière, les coups partent. Bilan: une dizaine de morts. Un gouvernement aveugle, qui en tirant sur le peuple, venait de livrer la rue aux Islamistes pendant les 10 ans à venir: la décennie noire.
Plus de 10 ans marqués par une misère sociale et un intégrisme religieux. Mais 10 ans qui ont fait d’elle un bastion de la contestation populaire. En témoignent les émeutes de 2011 durant lesquelles Bab-El Oued prend à plusieurs reprises la rue pour exprimer son mécontentement contre la flambée des prix et le manque des logements sociaux.
On ne vit pas, on survit, dans le vide.
Mais pourtant, ses coups de colère ne suffiront pas. Elle reste là, seule, à regarder éclore autour d’elle les Printemps Arabes, sans avoir droit, elle aussi, au changement. Après des inondations qui ont ravagé les rues en 2001, un séisme en 2003, puis des multiples secousses telluriques et des pluies diluviennes qui s’abattent sur leurs toits chaque hiver, le peuple de Bab El Oued reste seul, dans ses immeubles insalubres, prêts à s’effondrer.
Aujourd’hui, ce sont plus de 200 000 habitants qui peuplent ce quartier surpeuplé. Un appartement de 30m² est occupé en moyenne par six personnes – minimum. La belle d’Antan n’est plus, et est devenue, un squelette, inerte.
Beaucoup s’accordent à dire que Bab El Oued s’est officiellement éteinte le jour de l’indépendance de l’Algérie et sa fin sanglante. Le jour où, pour “Raison d’état”, des milliers de déracinés se retrouveront sur les quais de Marseille durant l’été 1962, dans leurs vêtements d’hiver. En réalité, à Bab El Oued, il n’y a pas une rue ou une place qui ne porte pas le nom d’un martyr, d’un général ou la date d’une victoire. C’est omniprésent dans l’histoire, dans les esprits.
Un héritage lourd, qui pèse sur les épaules d’une jeunesse laissée pour compte et pourtant qui représente plus de 70% de la population. Si vous allez à Bab El Oued, vous verrez le fameux clocher. Et autour, tous ceux que vous ne verrez pas. Souvent des hommes. Jeunes. Assis, inoccupés. Il leur reste quoi ? Il leur reste les bancs. Il leur reste les cités décrépies. Il leur reste le chômage et une radicalisation des moeurs. Il leur reste aussi les drogues. Chaque jour n’est rien de plus qu’une journée de plus, à ne rien faire. Ici, c’est ce qu’on appelle le “Hitisme”, le fait de rester plusieurs heures contre un mur.
Prisonniers d’un passé qu’ils subissent et d’un avenir qu’ils pensent inexistant, les jeunes font face à l’ennui, au renoncement, au marasme. Au vide. A l’argent disparu et à l’absence d’idylle amoureuse rendue difficile par des mœurs conservatrices. Étrangers dans leur propre pays, ils se demandent “Pourquoi nous ? Pourquoi travailler ? Alors que je ne pourrais pas me payer un logement. Pourquoi avoir une copine ? Alors que je n’ai pas d’argent pour me marier”. Ici, le salaire moyen est de 30 000 dinars, soit 150 euros. La dot est de 700 000 dinars. La vie, c’est ne rien espérer. Alors, ils vivent de la débrouille. Ils vivent au jour le jour. Ils donnent la parole aux murs, taguent, avec des mots, des phrases, pour assouvir leur rage.
Un peuple qui étouffe, esseulé, encore et toujours. Délaissé par un gouvernement algérien insensible, avec des caisses pourtant pleine à craquer.
On n’est pas seuls.
On aura beau dire ce que l’on veut, l’étincelle a toujours été là. Victimes de l’Histoire, les habitants se sont accrochés. La richesse méditerranéenne du quartier, pétrie d’amitiés et de solidarités, s’est toujours battue pour offrir à ces jeunes des bulles de résilience. Pour échapper à l’incommensurable ennui, pour vivre, bouger, parler, crier, pleurer, rire, sourire, danser.
L’énergie que la rue a perdu semble avoir trouvé un nouveau souffle au stade une fois par semaine pour supporter l’USMA, le club de football historique de Bab el Oued. Les jeunes supporters affichent leurs couleurs – drapeaux, écharpes – sur leurs balcons et fenêtres, sans oublier le survet’. Les rodéos en voiture s’enchaînent avec des cris, des coups de klaxons et musique à fond. On serre les mains sans jamais oublier de mentionner à quel club on est affilié. On prépare des tifos et des chants dans le plus grand secret.
Plus qu’un divertissement, le foot est devenu pour ces jeunes, une façon de se sentir exister, libre. Et ce n’est pas anodin puisque les Ultras, par leur mobilisation, ont joué un rôle essentiel depuis février dans la démission de Bouteflika.
Et puis, il y a aussi Nasser et Djamila Meghnine, enfants du quartier. Il y a plusieurs années, ils ressentent le besoin d’offrir aux jeunes la perspective d’un autre quotidien. Le droit de vivre autrement. Aidés par des habitants du quartier, ils décident de monter “SOS Bab El Oued”, comme résistance à la difficulté sociale.
Le local de l’association, multicolore, offre aux jeunes une salle de répétition, une chambre noire, une bibliothèque, ou encore des ordinateurs. Des infrastructures qui se font rares dans la capitale algérienne. Ils se retrouvent là pour échapper à cette “galère”. Pour échapper à ce bout de mur qui soutient leurs peines et résignations depuis des années.
C’est dans la musique que beaucoup trouvent cette nouvelle étincelle, cette âme révolutionnaire. Au lieu d’aller zoner dans les rues, ils se retrouvent à prendre le stylo ou à gratter la guitare jusqu’à tard le soir. Bercés par les textes d’IAM et NTM grâce aux cassettes que leur envoyaient leurs cousins depuis la France, eux aussi, ils veulent exprimer leur colère. Nasser, s’improvise alors en tourneur et aide les groupes qui se constituent à se produire. Le groupe de rock Afrockaïn est de ceux qui sont nés entre les 4 murs du local, sous le regard bienveillant du portrait du Che Guevara…!
Mais ça serait trop beau, que tout soit aussi facile. Jouer du rock, du rap, ou du métal. Se teindre les cheveux en rouge. Porter des dreadlocks. Ce sont des pratiques encore considérées comme transgressives et déviantes pour la société conservatrice algérienne. Accusés de satanisme, censurés, les artistes alternatifs algériens ne s’avouent néanmoins pas vaincus et s’organisent via des collectifs indépendants et les réseaux sociaux.
L’Algérie vif, un cri vers le futur.
Est-ce qu’un jour, le changement arrivera pour Bab El Oued à son tour ? Si le départ de Bouteflika signe la fin d’une ère de corruption et d’autoritarisme, le scrutin du 12 décembre se prépare dans un climat de crise politique sans issue. “Voleurs”, “Vendus”, le peuple algérien descend chaque vendredi dans les rues pour dénoncer le gouvernement actuel. Animé par les jeunes supporteurs de l’USMA, c’est d’ailleurs souvent le cortège auto-proclamé “Bab-el-Oued Casbah” qui dénote par son caractère festif et populaire.
Contrairement à ce qui se dit, non, l’Algérie ne se réveille pas de son silence. De 1962, 1988 à 2001, l’esprit de lutte n’a jamais cessé de se développer, petit à petit pour éclore avec la puissance qu’il fallait aujourd’hui. Le seul silence qu’il faudrait pointer du doigt, c’est celui de ses dirigeants, qui ont ignoré pendant toutes ces années, le cri d’une population esseulée…