Le street-workout: un esprit libertaire.

Le street-workout: un esprit libertaire ?



« J’les emmerde. Il faut vivre quoi. La liberté, la liberté, la li-ber-té !« scande MC Jean Gab’1 , fidèle à son verbe acide, bien qu’adouci par ce chocolat chaud scellant notre rencontre en ter-ter familier.

À part ce point commun, un grand écart de muscles nous sépare : ceinturé comme un I, des biceps en forme de pop-corns (oserais-je un MC Jean Galbé), à 57 ans, l’ancien rappeur, Charles de son prénom, est ce que j’aime appeler un “passeur de libertés”.

Voguant et prêchant la bonne parole sur les aires de street workout, celle de pouvoir faire du sport quand on veut, où on veut, comme on veut .

Le street-workout serait-il un eldorado sportif libertaire ?

UN CORPS EN QUÊTE DE LIBERTÉ.

Le Paris dominical s’éveille à peine que mes yeux goûtent au ballet apaisant des monstres métalliques sortant de Gare du Nord – Hugo TSR dans les écoutilles.
À quelques mètres des rails, se mêle une tuyauterie de barres géométriques et vertes fluo, éveillant mon amour sportif ludique. Je sens alors le poids de mon corps serré, que mes deux essuis glace de Smart en guise de bras tentent de soulever à la barre.
Puis, la tête en bas, digne de Spider Cochon, j’expérimente des acrobaties plus que douteuses sur les parallèles.

Quand nos mains sont palmes, ancrées solidement sur le sol, quand nos mains sont serres, arrimées à la barre, du terrien à l’aérien, le poids de notre corps refait soudainement surface.
Le street-workout nous fait prendre conscience de cette résistance corporelle contre laquelle notre force peut s’exercer.

Je souris à l’écoute des mots imagés de Charles: Tu marches pas comme si t’as été piqué par des abeilles. T’as une souplesse, t’as un truc à part”.

Quand Charles me parle de faire un corps, un nuage de pensées me traverse. Le corps musclé fascine, de la forme Magnum au Twix, du bulldozer Schwarzenegger au sec et saillant Brad Pitt.

Le sociologue Guillaume Vallet évoque une “fabrique du muscle” (La Fabrique du Muscle, Editions L’Echapée), comme injonction de la société face au “capitalisme des vulnérabilités”.

Un corps sain et fort, mobile et flexible, qui permettrait à l’individu de faire face aux aléas de la vie. Une ressource maîtrisable renvoyant une image de réussite. Un capital “muscle”, qui s’accumule et qui crée de l’insatisfaction permanente. Le travail et le sacrifice étant le salut.

Alors que mes zygomatiques se musclent à l’écoute de la gouaille de Charles, un rappel est primordial: “Le street-workout, c’est pas de l’gym, d’la muscu ou d’la callisthénie. Les Jean-Eudes qui commencent à peupler nos aires ils ont rien compris.

Le Jean-Eudes est à la recherche de la mise en scène de soi performante, calibrant sa série de muscle-ups à la vue de tout quidam. Or, le street-workout, c’est à sa guise et à son rythme. Pas de machines aspergées cent fois par jour de produit ou de selfie “post-workout” de biceps à la Popeye dans une flopée de miroirs.

La pratique rompt avec la culture sportive de la performance, au profit du plaisir. Y’a de la liberté là-dedans. J’fumais des oinjs, j’étais dans ma bulleconfie l’ancien rappeur, à deux doigts de débuter un 16.



DÉMERDE TOI AVEC DEUX CAILLOUX.

Exit les cagoulés du spot de Bercy qui ont défrayé la chronique – Ils sont le cancer de notre sport juste pour du TikTok, c’est pas un truc de prison merde” précise-t-il.

La fable du street-workout demeure oscarisée au milieu des années 90, avec des racines prétendument carcérales façon Prison Break – en réalité pompé du côté des stakhanovistes de l’activité physique, les Russes.

C’est pourtant dans les quartiers dits “défavorisés” que la discipline construira sa philosophie avec le charpenté Hannibal for King. Ce dernier ne cessera de prôner une fibre politique: sortant de prison et sans ressources, le street-workout répondait à son besoin d’exercer son corps librement et créativement, sans un rond, matériel ni salle.

Car Le street-workout, c’est dehors, rappelle, le doigt tendu, Charles. Pendue aux barres parallèles, les fesses à quelques centimètres du sol, j’ai le luxe de pouvoir fixer les nuages et la cime des arbres.

Puis, voici l’horizon de la ville, que je scrute d’un regard ludique, détournant mes excursions urbaines en partie de Super Mario.Qu’est-ce que je peux foutre avec ce banc ?” ou encore, hagard sur une aire d’autoroute, le corps momifié après cinq heures de go-fast, à la recherche de quoi décrasser la carcasse. Ni une ni deux, mes mains finissent par s’agripper au bateau pirate de l’aire de jeux des mioches.

Cette quête fait partie du plaisir. Me voilà à redécouvrir les villes où je suis de passage, “à la recherche du spot perdu”.

La créativité sportive, c’est aussi ce qui émerge quand il y a des limitations, précepte du Do It Yourself. Le street-workout, c’est aussi ça: offrir l’opportunité à chacun.e, dans un espace libre et à l’air libre, de penser comment détourner ses limites corporelles – et non les dépasser.

Contrairement à d’autres sports, il n’est pas question de préjuger de ce qu’un corps peut faire ou ne pas faire. Peu importe l’âge, le genre, le handicap. Un corps pied de micro ou deux bras cotons tiges. Chacun.e imagine l’utilisation qu’il.elle peut faire de cette structure ludique. Je me souviendrais toujours de ma rencontre avec Alex sur le spot, aux bras gargantuesques recouverts de gribouillis, qui tirait ses 90 kilos de corps ankylosé par un fauteuil roulant.

Tu fais juste avec tes limites ” me glisse Charles, les yeux tournés vers la vitre de la brasserie, pensif. On divague un peu. On parle de passé, de futur. De jeunesse, de vieillesse.

Je me dois d’être en forme pour mes enfants. C’est mon huile de jouvence. Le truc avec le street-workout, c’est que au moins t’es pas foutu à un certain âge ”.

On parle de patates de forains avec Charles, ancien boxeur et lutteur. Des corps qui se blessent, qui se tordent. Qui se démolissent. Je me perds alors dans les méandres de ces corps qu’on détruit par le sport.

UN ESPACE DE SOCIABILITÉS.

Un espace de transmission de savoir-faire, mais aussi de savoir-être. On fait ce qu’on veut, mais pas n’importe quoi – l’index bodybuildé de Charles se lève à nouveau. La tradition veut qu’on salue les personnes présentes en arrivant. On n’inonde pas les oreilles du dernier Kaaris.

Se réapproprier l’espace urbain oui, mais dans le respect de chacun.e. Il y a des codes. Les pratiquants revendiquent ainsi une forme d’appartenance à une communauté avec des valeurs.

« Individuel ne veut pas dire individualiste. Tu peux faire de l’individuel, mais en collectif » glisse Yves, les sourcils arqués. Des collectifs se tissent et s’auto-organisent.

La Villette Workout, club FSGT, se revendique ainsi de l’éducation populaire: Des adhérents sont généralement présents afin de les accueillir et les accompagner dans leur pratique à l’image de ce que propose l’éducation populaire (…) L’entraide permet d’effacer certaines barrières sociales”.

UNE LIBERTÉ… EN DANGER ?

Charles fait la moue: À partir du moment où c’est obligé, je le fais pas. C’est une astreinte. On perd notre liberté.” A bon entendeur…