DES GRANDS YEUX, AUX REGARDS BRIDÉS.
“Aie !”. Le cou de Kadiatou s’étend alors vers l’arrière, le coin de ses yeux croisant mes pupilles. Accroupie derrière elle, je bataille avec une épingle à nourrice pour faire glisser le cordon du pantalon de son judogi. Ici, on pioche sa tenue dans le grand carton, en espérant tomber sur la perle qui ne tombera pas en bas des fesses. Kadiatou, elle, n’a pas eu cette chance.
La porte de ce petit gymnase exiguë, souterrain et dépourvu de fenêtre, s’ouvre alors à la volée. Les yeux de Kadiatou, culotte à l’air, s’affolent. Je crie. “Dehors les garçons !”. C’est la troisième fois. Le concept d’intimité, qu’elle soit physique ou psychique, ne fait pas encore sens pour eux. Ni pour certains professionnels d’ailleurs, qui s’autorisent un irrespect des limites privées, sous prétexte d’un handicap physique ou mental.
L’extrémité du cordon apparaît enfin. Du haut de ses deux petits buns sur la tête, Kadiatou m’offre son sourire le plus enfantin pour une jeune fille de 16 ans. Je la regarde, fière dans son judogi. Je le suis aussi. On se sent fortes dans ce doux tissu blanc, prêtes à bouger des montagnes.
J’entrebaille alors la porte, les garçons défilent. Il y en a de toutes les tailles, de toutes les morphologies. Il y a des judogis bien affutés, d’autres qui tombent à moitié. Mais la détermination est là, et la joie.
La chaleur pèse sur les corps qui se tendent. Un silence studieux s’installe. En cercle, on se regarde. Il y a des grands yeux comme des regards bridés. Bien ancrés sur le tatami, Bastien débute la séance. Cela fait maintenant trois ans qu’il accueille les jeunes dans ce dojo improvisé.
Judoka certifié, Bastien a toujours été convaincu du rôle que pouvait jouer le sport dans les mécanismes d’exclusion. Pour lui, le sport est un espace de liberté au sein duquel l’individu s’exprime corporellement, du jeu à la compétition. Le statut de “sportif” prend alors le pas sur le statut social.
DU SPORT ORDINAIRE, AU SPORT ADAPTÉ.
Je fronce alors les sourcils, en signe de désaccord. De par ses valeurs de justice et d’égalité, le sport devrait donner à chacun, selon ses potentialités, sa chance de s’affirmer. Or, quand on parle de handicap, le regard est encore là. Il dérange. Un rappel de la fragilité humaine. Et on le cache, ici, entre les quatre murs de nombreuses institutions spécialisées, depuis son plus jeune âge. Ni en dehors de la société, ni tout-à-fait à l’intérieur, les personnes en situation de handicap sont des exclus “invisibles ».
Invisibles, car la société a créé des espaces dédiés, comme le sport dit “adapté”. Le sport dit “ordinaire” peut être ressenti comme violent et dévalorisant face au sport adapté, plus protecteur. Mais l’étiquette demeure: para judo ou judo adapté, c’est du sport pour “les personnes en situation de handicap”.
Bastien l’a senti en amenant un jour un jeune porteur de Trisomie 21 au sein de son propre club de judo. Ça bredouille, ça n’ose pas. “Les pratiques de sports partagés sont encore très rares dans le paysage, demandant un certain travail d’acceptation réciproque et de changement de vision.” Voilà bien un paradoxe que fait surgir le handicap dans sa confrontation au monde: les tentatives d’intégration peuvent parfois produire des situations d’exclusion, et vice-versa.
“Il ne s’agit pas d’être juste avec les autres, mais d’être comme les autres” me glisse-t-il alors que Kadiatou et Ali enchaînent avec une dextérité déconcertante les roulades arrières. Je m’y essaie aussi: maladroitement, mon pied en l’air ne cessant de partir dans la mauvaise direction.
DU HANDISPORT AU PARASPORT, UN SYSTÈME PYRAMIDAL.
Je croise le regard d’Ali, si malicieux. De par sa stature imposante, il m’impressionne. Grand, musclé, des traits fins, la peau métisse et lisse, Ali ne lésine pas sur la musculation. “Un dessert sans sucre s’il te plaît” me glisse-t-il régulièrement à la cantine. Soucieux de son alimentation, Ali est de ceux qu’on croise dans la rue, sans se douter un seul instant qu’aligner une phrase n’est pas toujours facile.
Justement, quand se mêlent sport et handicap, sont associées des représentations de terrains de basket remplis de fauteuils roulants ou d’athlètes véloces à prothèses. On s’arrête – on se confronte – à la vision d’un corps différent. Car le sport, de par son essence, met en jeu la motricité et la corporéité. N’apparaît alors qu’une vision rétrécie, celle du “Handisport” – propre aux handicaps physiques et sensoriels – et non du “Parasport” – englobant le handisport et le sport dit “adapté”, pour les handicaps mentaux ou psychiques.
Alors, quand le handicap est invisible au premier regard et se joue dans l’esprit, c’est une autre histoire. Un sportif en situation de handicap physique est en capacité de communiquer sur sa pratique: se joue là l’enjeu médiatique autour du handisport – et de sa dérive olympique.
En 2021 pour les paralympiques à Tokyo, seuls 6 athlètes sur les 150 de la délégation française portaient un handicap mental, les porteurs de Trisomie 21 étant par ailleurs exclus. Des exclus – au sein d’exclus. Le parasport reprend alors le modèle pyramidal dominant, plaçant en son sommet le handicap physique et celles et ceux dont la parole est audible.
DU SPORT DE HAUT NIVEAU À LA PRATIQUE EN CLUB.
Plus encore, ce modèle place en première ligne le sport de haut niveau. On en discute avec Bastien, qui me glisse, non sans sarcasme, “Faut être naïf pour croire que les applaudissements récompensent des exploits réalisés par des sportifs et non par des personnes en situation de handicap. En fait, tu vois, on voit la performance comme du courage, face à leur condition limitée. Pas comme le résultat d’un entraînement intensif au quotidien”. Je souris alors en repensant à à la punchline de Manoël Bourdenx, alias Badoo, athlète de para ski alpin:
“Je me suis battu pendant 4 ans pour accrocher un podium en Coupe du Monde, et le jour où j’y accède, je gagne une canette de redbull”.
Alors, lorsque la société montre un intérêt pour le parasport, c’est pour l’athlète paralympique, qui endosse une image “héroïque”. La représentation sociétale du sport demeure avant tout axée sur l’exaltation de la performance. Rien de surprenant quand on sait que Pierre De Coubertin, fondateur des JO, prônait la supériorité de l’homme blanc fort. Ne disait-il pas que “le sport est le plaisir des forts ou de ceux qui veulent le devenir”…
L’esprit de compétition induit une relative égalité des chances, éliminant les plus faibles.
Alors, qu’en est-il de celles et ceux qui n’en sont pas à ce niveau ? À contrario, lorsque les médias daignent jeter un œil sur la pratique en club, se retrouve le même jargon “politiquement correct” d’inclusion et d’égalité sociale. Exit la performance sportive. Pourtant, c’est bien plus. Je ne cesse d’être émerveillée à chaque séance par leurs capacités. Je ne les ai jamais vu(e)s aussi fier(e)s, appliqué(e)s et réfléchi(e)s que sur le tatami. Et d’autant plus que, auprès d’elles et d’eux, chaque petit détail prend de la valeur. L’éclat de rire, le regard qui se fixe sur la lumière clignotante, la tête qui se balance, la main qui se crispe.
Je vois alors Kadiatou se faire tomber sur le sol en toute sérénité. Bastien leur fait travailler les Ushiro Ukemi, les chutes.
Cette confiance en soi, cette conscience de son corps, sont là deux incroyables énergies qui se construisent petit à petit.
C’est mon tour, tout le monde me regarde: je ne l’ai jamais fait. J’ai peur. Ils m’encouragent. Mon corps claque alors lourdement sur le sol, en oubliant de balancer mes mains.
Aujourd’hui, seuls 5,5% des personnes en situation de handicap pratiquent un sport en club. “Et je te dis pas la galère pour financer l’achat des judogis et trouver une salle. Tu vas trouver de l’activité physique adaptée dans les établissements, mais de véritables clubs, qui vont les considérer comme des sportifs, ça court pas les rues”.
VERS UNE AUTODÉTERMINATION.
Auto-censure, difficultés d’accessibilité, vision de la différence, les freins sont nombreux. Le changement ne pourra se faire sans l’acceptation – et ce sans condition – des sportifs et sportives en situation de handicap, qu’il soit physique, sensoriel, mental ou physique, dans le corps social. Il ne s’agit pas d’être juxtaposés à leur côté, mais d’être engagés, ensemble, dans un mouvement commun.
Se pose ici plus largement la question de la dépendance, générée par le système de prise en charge. Qu’il s’agisse de leurs déplacements, de leurs situations administratives, de leurs activités professionnelles… nombreuses sont les décisions de vie prises par des acteurs dits “forts”, qui s’investissent d’une responsabilité au nom “des plus faibles”. Il s’agirait, au contraire, de leur apporter les conditions d’une meilleure autodétermination – en s’appuyant sur des moyens d’expression adaptés -, pour leur donner véritablement une place dans notre société – et dans le sport.