Une fiction inspirée de l’ouvrage Rino Della Negra, Footballeur et Partisan, de Dimitri Manessis et Jean Vigreux aux éditions Libertalia et la nouvelle « Rubrique Sport » de Didier Daeninckx. Les titres sont tirés des deux lettres envoyées à son frère et à ses parents, avant sa mort, publiées dans le livre.
Article & Illustrations par Momo Tus
“J’embrasse tout Argenteuil, du commencement à la fin”.
En cette nuit fraîche d’automne 1943, la buée sur les fenêtres et la fumée âcre des poêles ne laissent entrevoir que des ombres qui semblent s’animer pour l’heure du dîner. Rino saute de planche en planche, disposées là le long du chemin pour éviter de patauger dans le bourbier aux effluves d’ordures brûlées. Il sourit: Mazzagrande – la “Grande fosse à fumier” de la pointe Nord d’Argenteuil mérite bien son nom. Il s’arrête brusquement. Au fin fond de la rue, le sommet de la colline scintille. Comme tous les soirs, certains ouvriers se retrouvent encore dans les carrières de gypse à creuser, dans le noir.
Rino pense à ses frères italiens de la région d’Emilie-Romagne, chassés par les chemises noires de Mussolini. Comme ses parents, ils ont été mobilisés massivement pour reconstruire la France aux côtés de Polonais, Belges, Tchèques. Eux, il les a côtoyés depuis ses 14 ans aux usines Chausson d’Asnières-sur-Seine. Ajusteur de radiateur, il a pointé pendant 4 ans, avec sa mère, Anna, soudeuse d’étain.
L’asservissement répétitif à la chaîne, les rugissements des chalumeaux, le martèlement des tôles qui s’entrechoquent, l’odeur âpre du brûlé. On s’y habitue. Jusqu’à en oublier sa propre existence.
“Et prenez tous une cuite en pensant à moi”.
Au loin, quelques rires égayent la noirceur insalubre de la “Petite Italie”. Ils s’échappent de chez Mario, le café-épicerie et son fameux terrain de boule: c’est là où, les derniers qui restent, partagent quelques moments d’insouciance malgré le poids de l’occupation allemande. Rino pousse de la main la porte branlante en bois. Parmi les crânes dégarnis affûtés de bérets, il reconnaît le verbe chantant de Gabrielle Simonazzi et Inès Sacchetti en pleine préparation du prochain loto.
Sans rien dire, Inès lui glisse discrètement une boule de papier. Puis il se dirige vers la porte du fond. C’est dans l’arrière salle que se réunit aujourd’hui une des cellules clandestines du Parti Communiste. Un homme le voit et lève difficilement son bras droit – souvenir des Brigades Internationales – pour saluer Rino. Ce dernier sourit, en croisant le regard de son ami de toujours Tonino Simonazzi, encadré par ses cheveux noir de jais retombant sur son front.
“Embrasse tous les sportifs du plus petit au plus grand. Envoie le bonjour et l’adieu à tout le Red Star”.
Les cloches sonnent en contrebas à quelques pas de la Seine. Rino ne reste pas: il est 19h et son équipe l’attend. Rino sort, presse le pas pour rejoindre le boulevard Jean Allemane où se trouve la Gendarmerie, créée avant l’école: “Parce que c’est un quartier d’immigrés bandits”.
Arrivé face aux grilles du Stade Henri Barbusse, il aperçoit de loin son capitaine, Léon Foenkinos, qui scande de son accent chantant de pied noir algérien “Qu’est-ce que tu fabriques, on t’attend !”.
Repéré il y a quelques mois par le club du Red Star, champion de France en 1942, il faut dire que Rino est une flèche: licencié dès 14 ans au Football Club d’Argenteuil (FCA), il enchaîne les palmarès et les coupes dans les clubs de la région, de celui des Usines Chaussons, de la Jeunesse Sportive d’Argenteuil (JSA) affilié à la Fédération Sportive et Gymnique du Travail (FSGT) à celui de l’Union Sportive Athlétique de Thiais (USAT).
Les lignes de front bougent les lignes du sport travailliste. Le pacte germano-soviétique entérine l’exclusion, au sein de de la FSGT, de tous les clubs qui soutiennent ce dernier, avant que la FSGT elle-même finisse dans une attitude complaisante envers le régime de Vichy, salut olympico-nazi inclus.
Rino s’inscrit dans cette tradition du football ouvrier et pas des moindres. Adepte de la course du vitesse et régulièrement champion du 100 mètres, Rino, ailier droit, pique une pointe sur le terrain, enchaîne feintes du corps et crochets, avant d’offrir un tir puissant surprenant le goal. “C’est fou, quand il a la balle, les mecs ne le rattrapent jamais” glisse alors Dédé, son coéquipier sur le banc de touche, à Léon. Ils étaient convaincus qu’il allait devenir une star. Quelques mots brefs au vestiaire et Rino, cheveux gominés et bouffants sur le dessus de la tête, pantalon beige à pince assorti à son imperméable, reprend le long chemin vers les hauteurs d’Argenteuil.
“Je regrette beaucoup de ne jamais vous avoir dit ce que je faisais, mais il le fallait”.
Devant cette petite maison en béton, fièrement construite, ce soir-là, il ne bouge pas. Dans la quiétude nocturne, observant sa mère à travers la fenêtre qui s’affairait aux fourneaux. Ses sourcils s’affaissent, la commissure de ses lèvres se repliant légèrement en un sourire inquiet. Que se passera-t-il demain ? Il pousse la porte, la chaleur de la poêle et l’odeur de la soupe l’enveloppe du doux souvenir de son enfance. Sa mère de dos, un fichu noir rattrapant ses longs cheveux noirs, sursaute, se retourne et le regarde, surprise. “Qu’est-ce que tu fais à Argenteuil ? T’es censé travailler demain !”. Rino l’embrasse sur les deux joues, “Je voulais juste passer vous voir avant de rentrer”. En réalité, il ne se présente plus aux portes de l’usine depuis Février. Réfractaire au Service du Travail Obligatoire, Rino fait partie de ceux, qui sont tombés de l’autre côté, dans la clandestinité.
Mais ça, personne ne le sait, à part ses doux amis, Tonino et Inès. Il est devenu un tout autre homme, à côté: Robin Chatel, célibataire, domicilié au 4 Passage du Génie, dans le 12ème arrondissement, à Paris.
Alors que sa mère le croit parti aux aurores tous les matins à la rencontre de la pointeuse, c’est comme ça que, presque un an plus tôt en 1942, son chemin, à la croisée rouge de ses amis de la banlieue et de ses coéquipiers du football, l’amène à côtoyer des figures des Francs-tireurs et Partisans – Main-d’œuvre Immigrée (FTP-MOI) comme Alfredo Terragni. Rejoignant les grands de la résistance de combat, il devient un partisan du 3ème détachement: dit “Gilbert Royer”, matricule 10 293.
Lorsqu’il n’est pas sur le terrain, Rino joue à balles réelles.
Guetteur ou chef de commando, Il sera en 6 mois une des plus jeunes gâchettes de 15 attaques contre des Allemands, auprès du groupe Manouchian, Valmy et des FTP d’Argenteuil, dont l’attentat contre le Général Von Alexander Apt ou la destruction du siège du parti fasciste italien.
“La plus grande preuve d’amour c’est de donner sa vie pour ceux qu’on aime”.
Clandestin, Rino continue pourtant ses visites familiales et son palmarès sportif, en réussissant à passer sous les radars, comme ce soir. Le lendemain, en ce 12 Novembre 1943, à 5 heures, après avoir patiemment déplié la petite boule de papier, lu les instructions et s’être retourné toute la nuit dans un lit offert par les Simonazzi, Rino remonte le col de son imperméable beige, plante les mains dans les poches-revolver de son pantalon et file vers le fleuve pour attraper le bus. Les routes planchées de Mazzagrande laissant place peu à peu aux routes pavées du centre-ville, il descend aux portes de Paris pour attraper le dragon de fer souterrain direction Vincennes. 7h, il arrive à un garage à vélos où attendent cinq bicyclettes. Il reconnait la grande silhouette de Secondo (Alfredo Terragni), puis de Paul (Spartaco Fontanot), Marcel (Cesare Luccarini), Marc (Georges Cloarec) et René (Robert Witchitz).
Il ne connaissait pas, jusqu’à ce matin, l’identité de ceux qui devaient le couvrir et fut immédiatement rassuré du choix de Manouchian.
Il enfourche sa bicyclette et repart, l’adrénaline monte aussi vite que Rino gagne de la vitesse en remontant les boulevards. Dans sa planque du 12ème arrondissement, perdu dans ses pensées dans cet espace exigu et dénudé, le temps passe vite et il doit déjà repartir. Il arrive au métro Reuilly-Diderot, dévale les marches, tend le ticket au poinçonneur et s’engouffre dans la première rame. Il est 12h. C’est à la sortie du Métro Cadet qu’il aperçoit Inès. C’est son “estafette”. A l’abri de tout regard sous un porche, Inès ouvre furtivement sa mallette à double fond: Rino déroule le chiffon maculé et attrape le Bergmann de calibre 6,35 pour le ranger à l’arrière de son pantalon. Un regard et il la quitte. Rue Lafayette, il reconnaît Secondo planqué dans un hall, juste à côté d’une banque où se trouvent les deux convoyeurs de fonds allemands en civil. Il continua sa route, tourna à droite, puis à droite encore, pour revenir au début de la rue. Les cinq autres hommes étaient déjà là, camouflés dans la foule. Les regards se croisent, sans un mot.
Robert et lui sont de pointe. Les deux hommes se posent à droite de la porte vitrée du café au 56 rue Lafayette et font mine de scruter minutieusement le dérailleur de la bicyclette de Robert.
Quelques coups d’œil à travers la vitre confirment la présence des deux convoyeurs qui sont en train de quitter le café. Rino se relève, passe devant la devanture, et se positionne à gauche de la porte à tambour. Adossé contre le mur, il écarte discrètement le pan de son imperméable et passe sa main dans le creux de son dos pour sentir la crosse froide du calibre. Un premier claquement de talon sur le seuil de la porte et les six hommes en planque se raidissent tout d’un coup. Les deux convoyeurs s’avancent, et Rino, en plein milieu du carrefour, déplie son bras droit dans un parfait alignement avec le reste de son corps, et, à quelques centimètres de la nuque de sa cible, il tire. Le convoyeur avec la serviette en cuir s’écroule.
Mais, Rino s’écroule aussi. Touché aux reins, il tente de s’enfuir avec pour dernière vision, ses coéquipiers sous une pluie de projectiles. Il sera fusillé le 21 février 1944 au Mont-Valérien, aux côtés de 22 de ses camarades surveillés et traqués depuis plusieurs mois.