L’ALPINISME ROUGE: DES LUTTES ENTRE CIEL ET TERRE.
“On va emmener les p’tits grimper un glacier des Alpes”. À cette seconde près, mon imaginaire s’est bousculé. Les pieds alourdis par la légèreté enneigée, les lèvres en dentelle du froid polaire, la taille ciselée par la corde, sur laquelle tirent Bouba, Didoum et Ahmed en hyperventilation derrière nous. Une perle de sueur s’écoule lentement sur nos tempes d’éducateurs, les scénarios défilent. Bouba, à la cheville en angle droit inversé, Didoum, la meule des neiges, qui roule vers une mort certaine; ou encore, Ahmed devenu glaçon, sa postérité à jamais gravée dans le glacier. “On grimpera en cordée on sera bien équipés vous inquiétez pas”.
Le mot magique a été prononcé. Cordée. Le ciel couvert de mes pensées funèbres laisse passer les rayons lumineux de l’éducateur Deligny, compagnon de route des semeurs de graines que nous sommes. Investigateur de “La Grande Cordée”, il prônait l’indocilité face aux injonctions, les détours aux chemins tous tracés, la liberté aux murs. Des murs aux frontières, des frontières aux montagnes. Me voilà perdue sur les sentiers de la réflexion.
| Article & Illustrations by Momo Tus
Logos & photos d’Alpinismo Molotov, Antifaschistische Bergfreund*innen & Alpinpunx
D’une lutte des sommets…
Comme l’écrit le syndicaliste Guillaume Goutte dans son livre Alpinisme et Anarchisme, “la frontière est une construction politique, donc humaine, à laquelle la montagne est étrangère. Tout au plus est-elle parfois un prétexte pour les définir”.
Objet de convoitise, de frontières et de guerres, la réappropriation nationaliste de cet écrin naturel s’est largement illustrée dans l’histoire. Symbole de l’entrave à la liberté d’aller et venir, elle divise les peuples.
En témoigne l’apparition sporadique des doudounes bleues de Génération Identitaire, qui s’arrogent un droit sur les montagnes et sur le destin des âmes migrantes qui les traversent.
Me voilà à réaliser que je me suis toujours représentée les pratiques montagnardes comme par et pour les privilégiés. De la randonnée au ski, de l’escalade à l’alpinisme, s’y mêlent, au-délà du frein économique, des a priori d’une tradition de l’entre-soi et d’une transmission fermée.
J’imagine alors René, guide de montagne, la peau grillée aux contours des yeux blanchâtres, paniquant à la vue des TN que Bouba n’aura pas voulu laisser au quartier.
Car l’alpinisme a longtemps côtoyé les rêves et les sommets de l’élite bourgeoise masculine, “Pour la patrie, par la montagne” sera le slogan du Club Alpin Français au XIXe siècle.
Des héros, auréolés d’une performance individuelle, non pas grâce mais contre la Montagne : “conquérir” un sommet, “attaquer” une voie, “vaincre” une montagne. Une domestication martiale de notre terre mère et nourricière.
Qualifié “d’inaccessible au faible et à l’impudent”, du nazime à aujourd’hui, l’alpinisme aura été une conquête politique, économique et militaire. J’imagine alors un pic “Didoum” – aux côtés des pics Lénine ou Staline déjà existants -, en hommage “à la meule de foin des neiges”, qui, de sa vélocité sans faille, aura écrasé et fait sien les kilomètres de neige sous son passage.
Dans cette quête des luttes passées, me voilà à échanger par vol d’aigle interposé avec Lukas du collectif autrichien d’alpinisme engagé Alpinpunx, issu de la scène hardcore punk. “Cette idéologie est toujours présente, des sentiers portent par exemple encore des noms d’extrême droite” confiera-t-il. Des pics aux noms de routes, les traces sont encore là. Je m’interroge. La Montagne, symbolisant la liberté, a été un terrain à conquérir et à dompter.
Or, peut-on vraiment la dompter ?
… à un alpinisme “Molotov”.
“Dans leurs montagnes vivait l’espérance et se cachait la liberté” chantaient alors les Pionniers du Vercors. Les maquisards ayant su, non pas dompter la Montagne, mais vivre avec. Car elle apporte protection et dissimulation face au contrôle étatique.
Les groupuscules libertaires comme les Passeurs d’espoirs sous l’ère franquiste ayant, par exemple, investi les Pyrénées. Comme le dit Goutte, la Montagne est un lieu de “passage des persécutés, des refuges pour les opprimés et des terrains de résistance pour les révoltés”.
Avec cet héritage résistant, l’alpinisme a su aborder au XXe siècle la Montagne dans sa richesse la plus pure: celle de la liberté de l’esprit et du corps.
Lukas me confie: “L’amour pour le mouvement DIY nous accompagne constamment lors de nos excursions. Être en Montagne, que ce soit en tant qu’alpiniste, randonneur ou cycliste, cela signifie toujours une liberté infinie”.
Cette liberté, c’est celle qui a poussé aussi les ouvriers à s’affranchir d’un alpinisme teinté de paternalisme hygiéniste pour un alpinisme travailliste, par et pour les travailleurs.
La section montagne de la FSGT en est l’exemple le plus connu, mobilisant ses paluches et ses panards militants encore aujourd’hui comme les Maraudeurs du Col de Montgenèvre auprès des migrants.
Cet esprit libertaire s’étend aussi chez nos frères sans frontière, d’Alpine antinationale en Allemagne, Antifachistische bergfreund*innen à Vienne à Alpinismo Molotov en Italie.
Lukas, qui revient aux origines d’Alpinpunx, évoque alors:
“Notre rôle n’est pas seulement de soutenir les personnes luttant pour les mêmes idées, mais aussi de faire sentir à toutes et tous que l’idéologie anti-humaine n’est pas la bienvenue dans nos montagnes bien-aimées.”
Ces valeurs, de la transmission à l’égalité, se cristallisent au sein même de l’esprit de la cordée:
”Ne pas déléguer sa souveraineté, savoir compter sur les autres et autoriser les autres à pouvoir compter sur nous-mêmes” rappelle G. Goutte.
Un esprit libertaire et une harmonie du corps, sans qu’une partie ne domine sur l’autre: “Quand on va trop vite, la langue trébuche sur les jambes, ce qui impose de ralentir pour coordonner l’ensemble” illustrait avec justesse l’alpiniste anarchiste Isaac Puentes.
De l’escalade prolétaire… à la gentrification des blocs.
C’est donc gonflée à bloc de ces traces résistantes passées et présentes que je suis prête à enfiler piolets et harnais. “Il faudrait qu’on s’prévoie par contre des sessions d’escalade avec les mômes”.
Je me crispe à la vision prédictive d’Ahmed, qui dans le vide, se balance de gauche à droite, pendant que je souffle comme un bœuf, en position de squat intense, pour retenir ses 85 kilos de singerie.
L’assurage, comme la cordée, revêt une symbolique forte de l’entraide: non seulement la confiance mutuelle qu’on s’accorde, mais aussi la responsabilité inter-dépendante qu’on endosse. Un apport pédagogique rare dans les pratiques sportives, qui demeure un joyau éducatif quant à la confiance en soi et en les autres.
Pour autant, mes oreilles sifflent à l’entente d’Arkose ou Climb-Up. Car, depuis quelques années, l’escalade s’est outillée d’un apport marchand avec l’explosion de salles privées. Des tarifs inaccessibles, un assurage automatisé et des services de consommation à portée de main; ôtant le dernier ersatz humaniste. Le sommet de cet individualisme s’illustre en 2021, avec l’arrivée de l’escalade aux JO, où la vitesse et la performance prennent le pas sur le collectif.
Pourtant, dans les années 60, l’escalade s’est autonomisée de l’alpinisme dans une logique de démocratisation initiée par la FSGT et les militants ouvriers. Plus accessible à ceux qui n’avaient pas les moyens de partir, “les grimpeurs prolétaires parisiens enfourchaient leur vélo et pédalaient pendant des heures pour rejoindre Fontainebleau” narre G. Goutte.
Difficile de trouver d’ailleurs meilleur symbole que le lieu du premier mur artificiel: la Fête de l’Humanité, en 1955.
Cette initiative participera au développement des murs dans les gymnases. Ces derniers sont aujourd’hui délaissés, mais l’esprit de la cordée se fraye encore un passage dans la pratique – comme l’atteste le manifeste “Pour une escalade populaire, associative et autogérée” de la FSGT des Cahiers des Sports Populaires qui relate plusieurs initiatives militantes comme des grimpes solidaires auprès de jeunes issus de quartiers.
De la Montagne qui protège…. à celle qui doit être protégée.
Me voilà donc à réaliser à quel point la Montagne demeure cet unique liant entre ciel et terre. Marcher, monter, grimper vers les cieux, dans le vent et sur la roche, dans la neige et sur la glace, c’est être loin du tumulte du monde, c’est être un point dans une immensité.
Dans un temps figé, propre à la pensée. Pourquoi serait-ce l’apanage des privilégiés ? C’est ce que j’aimerais pouvoir apporter à Didoum, Ahmed et Bouba. Une pause pour penser. Ce temps est un luxe que les classes laborieuses ont peu, empêtrées dans la survie quotidienne.
Alors oui, l’humain est par essence nostalgique de la nature et y revient toujours.
Mais elle s’éloigne de plus en plus. La dureté de la roche qui se meut lentement, la majesté de la neige qui fond plus vite qu’elle ne devrait, le reflet de la glace lisse qui se brouille au gré du vent de plus en plus chaud.
Les Alpinistes s’en disent d’ailleurs aux premières loges. Plusieurs collectifs d’habitants se sont constitués pour protéger la Montagne comme No THT ou le Collectif Chambon.
La revue Nunatak, questionne avec justesse ce “feu des luttes de la Montagne” pour “dévier du sentier balisé de l’autorité et nous attaquer à ce qui nous sépare les uns des autres”, du Syndicat des Gardien·ne·s de troupeaux aux collusions entre néo-ruraux et les “gars du coin”.
Des luttes politiques aux luttes sociales, la Montagne devient aussi une terre de luttes environnementales.
Alors, on se demande, pourquoi la gravir ? Elle est le vivier de légendes, de rêveries, d’obsessions. Il s’agirait peut-être de s’éloigner de cette pensée conquérante, et de questionner non pourquoi mais comment la gravir – en cordée, en solidarité, en humanité.
Le Collectif Alpinismo Molotov nous laisse cette pensée:
“Quand nous disons que nous aimons la nature, voulons-nous dire que nous l’aimons en tant que telle, ou tout ce que nous construisons autour d’elle ?”.
À méditer…