La Chronik – Dernier Tour (2019)
Il y a des albums de rap qu’il faut écouter la nuit. Ces insomnies nocturnes qui nous prennent aux tripes, où nos tristesses mélancoliques se bousculent aux portes d’une rage qui bouillonne. Ces insomnies où, plutôt que d’écouter du rap en escalade vers les sommets du « laisser paraître », on préfère descendre en rappel à hauteur d’homme. Brut, sans artifice, et à l’ancienne, La Chronik nous offre un rap qui vient du cœur. | Par Momo Tus.
À l’heure où le rap francophone n’a peut-être jamais été aussi prolifique – à l’image des tweets de Booba – il s’en est passé des choses depuis 20 ans. De la trap à l’autotune, des samples 90s 1995 à la chillitude belge, le rap hexagonal n’a jamais été aussi éclaté, divisé, pétri et re-pétri d’esthétiques diverses et variées.
Seulement, un absent manque cruellement à l’appel des name droppings de ces tops annuels. Les amateurs de boom-bap à l’ancienne sont en berne. Ils errent, les oreilles engourdies, cliquent de post en post du côté des Chineurs, passent de son en son sur Youtube, de cette moue désabusée qui présage un désespoir sombre quant à l’avenir des beats oscillant entre 85 et 92 BPM.
Si le boom-bap a encore sa place, il est passé du côté obscur, de ce rap dit “alternatif”, étiqueté souvent “à l’ancienne”, naviguant à contre-courant de tous ses confrères populaires. Alors ça tourne en boucle, d’Hugo TSR au Gouffre, de Seyté à Néfaste, de Furax à l’Hexaler, rêvant secrètement de projets pépites qui réveilleront leurs premiers amours et mélancolies du soir. De projets comme, le dernier album de La Chronik, Dernier Tour.
Cette chronique sur la Chronik (c’est bon, on l’a fait), ça faisait un moment qu’on voulait la faire pour les amateurs du genre. Ce collectif originaire de Lille – composé de 4 MC’s (Beni, Retah, Dindin, Will), DJ Bou Bess et de leur beatmaker aux doigts d’or, Mehsah – nous plongent à nouveau dans leurs insomnies nocturnes après leur premier projet Un Temps Pour Tout en 2018.
Avec 12 titres au compteur, Introduction pose déjà le décor. On s’imagine, seul, énervé, le sang chaud, au bout de la corde. Marchant d’un pas décidé vers notre voiture (Renault 5 de préférence) et claquant la porte. Roulant sans but, à travers l’obscurité, sous fond de sirènes et de klaxons. Dernier Tour. Dernier Souffle, Dernière heure. Top départ.
« J’écris ce texte et je ferai comme si c’était le dernier,
Rimes, stress, je reste vrai, le ciel s’éteint je suis mort-né,
J’écris ce texte et je ferai comme si c’était le premier
Comme si ça faisait 22 piges que je dormais »
Dernier Tour
On démarre en trombe, ça dérape. Les pensées noires nous assaillent, c’est là que Ciel Noir entre en scène. “Plus j’ai mal, plus je rappe”. Quelques notes de piano, simple mais efficace pour contraster avec le flow énervé de nos 4 MC’s annonçant toute la noirceur de l’album. Ces pensées obscures, avant la noyade, l’asphyxie – ou la corde. On cherche alors un échappatoire, un besoin de prendre le large sur une autre planète qu’on retrouve sur Saturne avec Béni et Dindin. Ça démarre sec, ça débite, aux allures d’égo trip et de mic drops tranchés, rejoints par le solo d’un Will plus que rapide sur 1 minute – top chrono.
“Un piano valse, les larmes on s’y noie,
plus j’y nage mieux je rame, un canon pour cellule,
un ciel noir plus j’ai mal mieux je rappe”
– Ciel Noir
On accélère, on fulmine. Track 3 – Sombre. La voix rauque de Beni lance les hostilités, “la nuit je dérappe”. On sent les tripes. Après la noyade, c’est l’heure du ressentiment. Contre la vie. Contre la société et son abandon. Transition parfaite vers Tous les Jours, avec Dindin, qui, de son flow plus hachuré, évoque les embûches et une vie de galère, de l’eau glacée l’hiver à la dureté des foyers.
“On a grandi trop vite, la photo sans froid du Nord,
Je viens de là où les sanglots remplacent la bonne humeur”.
– Sombre
On tourne en rond, sur le parking. Toujours les mêmes problèmes. Track 5, Un geste. Une prod lancinante, qui évoquerait presque ce quotidien où on répète, inlassablement la même chose. “Y’a rien à faire”. Cette sensation de ne pas avoir le choix. Et si les thématiques et les plaintes se répètent au fil des morceaux, c’est comme si nous aussi, on se retrouvait, bloqués, dans ces pensées sombres, en boucle, à faire “10 fois le tour de la ville” ou à le faire en “Zig Zag” comme dans Carte Blanche de Retah. A attendre que le temps passe, – le temps passe passe et beaucoup de choses ont changé – scande d’ailleurs le sample des Nèg’ Marrons dans Coma.
“Ca fait tic tac,
conscient que le temps tourne comme une patrouille de bleus,
on s’aime, on se fait du mal,
on se déchire sur des embrouilles de beuh”
– Carte Blanche
On respire, on ralentit. On attrape une cigarette, on expire la fumée, les yeux au ciel. Ça se calme. Le “ciel s’éteint”, et on enchaîne sur Dernier Tour au flow et instrumental beaucoup plus posés, avec une légèreté renforcée par le refrain chanté. On laisse la place à la réflexion, à notre passé, à ce qu’on a mal fait, ceux qu’on a aimés et ceux qu’on a abandonnés. Même mélancolie du coté de Parlons Peu de Kanaye, qui rend hommage aux hommes de cœur, à ceux qui nourrissent des valeurs malgré « l’échine de leur dos courbé« . Pour finir sur A ma table, où les 4 MC’s se retrouvent côte à côte, tête à tête, assagis. Le morceau final qui sonne presque comme l’heure du bilan, où malgré la colère, le ressentiment, tu rends compte, que au final, “une fois que t’es dans l’engrenage, difficile de prendre le large”.
Beaucoup diront que c’est l’album parfait pour les puristes Boom Bap. Un album qui signe également une progression technique fulgurante des MC’s lillois depuis le premier projet, toujours supporté avec force par le fameux “Meshah à la prod” et ses introductions légendaires. Un projet mature, avec le bon dosage entre rage et mélancolie.
La recette, elle n’est pas nouvelle: un piano triste, une mélancolie instrumentale, des lyrics percutants, et des thématiques – certes, qui peuvent parfois tourner en boucle – mais qui font du bien. Ils se délivrent et se soignent, – et nous par la même occasion – nous poussant même à apprécier notre solitude d’écoute.
Alors voilà, parfois, on a juste besoin de “ça”. De choses qui nous parlent. Sans artifice ou vocodeur, de trucs bruts, qui viennent du cœur. Un Dernier Tour, c’est l’album des écorchés, des âmes cassés, des mélancoliques du soir. L’album parfait lorsque nos pensées nous bousculent, l’insomnie nous guette, et que notre seul but est de rouler, sans direction, dans la nuit noire. – en écoutant du Boom Bap.