La BRIC: Du rugby qui tamponne les lignes
“Papa, j’vais faire du rugby” lançais-je fière, en entremêlant mes doigts dans les lacets de mes godillots prêts à enquiller le ballon entre les perches. Un jour solennel de conversion à notre religion toulousaine avec la BRIC, le Bourrassol Rugby International Club. Le temps a passé, mais les souvenirs sont restés.
Le contact rugueux du ballon sur les mains savonneuses, son tournoiement qui siffle l’air, le coup de tatane salvateur. Mais surtout, le souvenir des visages. Notre bien aimé Daniel Herrero disait bien que l’Ovalie est un monde où l’on se rencontre plus qu’on ne se croise.
SE TAPER UN P’TIT RUGBY.
Parmi ces visages, il y avait celui d’Eva.
Sa longue chevelure de feu et son sourire du bonheur me retrouvent en cette journée caniculaire. Calfeutrés dans l’obscurité, Eva et Hugo m’accordent une bulle dans l’intimité du club.
“Je me souviens encore des visages, comme celui d’un homme dans la quarantaine, c’était son premier jour” confie-je. Eva sourit: “Ça doit être Robert ! C’est le plus âgé, il y est encore !”
L’émerveillement bricard avait opéré lors d’un match enfumé de merguez au fumigènes et de stimulations gueulardes au mégaphone: “Allez Eva, on s’bouge, la binouze au Bar Champagne elle attend pas merde !”.
Un bougre dénommé Rudako – adepte de la cagoule scénique d’un groupe de saltimbanques appelé “Krav Boca” – m’avait convaincue de me faire tailler les oreilles en chou-fleur à mon tour. Un stress montant dans la poitrine face à ces inconnus, s’apprêtant à assister à mes lancers de pizzaiolo. “On s’fait des passes histoire de te familiariser ?” me lance un blond chevelu. La pression retombe.
Un accueil des nouvelles têtes et une bienveillance qui s’adapte aux temporalités et capacités, de tout niveau, âge ou genre.
“On a commencé en recrutant des personnes de la barre pour jouer sans un sou, juste un ballon, et des taupes” rigole Eva. La BRIC a transformé à son tour le parc de Bourrassol en taupinière à force de couver l’ovale, les mollets gonflés comme des melons.
Ancien camp de réfugiés espagnols, Bourrassol est un quartier où trône la “barre”, un immeuble au rose saumon fatigué, surplombant un espace verduré stimulant l’imaginaire sportif et ludique.
Aller se “taper un p’tit foot” comme du rugby, c’est ça l’esprit.
La BRIC, “c’est pas que sur le terrain” précisera Hugo, levant le coude sur la bibine avec les bricard.e.s la veille de son premier entraînement. “On t’a mis un ballon de rugby à 2h du mat’ pour te convaincre: demain tu viens” rigole Eva.
Décontracté, autogéré, et du rugby mixte sous les cocotiers. C’est bien ce qui fait l’unanimité. Alors oui, au-delà de la pluralité des corps sur le terrain, les esprits, aux valeurs antifascistes, le sont tout autant. “Des cocos, des anars, des totos, des socialistes, des syndiqués, des non encartés…” énumèrent en chœur Eva et Hugo.
On s’en colle plein la pipe si besoin, assaisonnant quelques salades de phalanges politiques, mais on reste copains.
Si c’est un tremplin militant pour certain.e.s, priorité au plaisir de talonner le gazon et tâtonner le ballon. Jean-Pierre Rives disait: “Le rugby, c’est l’histoire d’un ballon avec des copains autour et quand il n’y a plus de ballon, il reste les copains.” Le sport, outil fédérateur, ou, comme le dira Adam, bricard, avec brio: “Une raison pour se rassembler, sans se déchirer autour de petites idées”.
S’ENQUILLER DU TAMPON (EN TOUTE BIENVEILLANCE).
Adam, que je retrouve à son café favori, au pedigree bien trempé – petit-fils d’une fondatrice du Planning Familial, et “syndiqué depuis trois jours” précisera-t-il -, est arrivé il y a un an.
Entre deux bouchées de cheesecake, il confie: “J’étais pas un fan de rugby à la base, je cherchais des partenaires de jeu avec des valeurs”. Le jeu, clé de la pratique sportive, est souvent relégué face à la pression de la performance.
“Tu n’es pas catégorisé” dira Hugo, troquant les gants de boxe alors qu’il pensait “ne pas être fait pour ça”.
Ce sentiment d’illégitimité, de ne pas avoir “le bon corps” qui sera scruté. Car le rugbyman a longtemps tiré “du centurion romain plus que de l’éphèbe grec” pour citer un amant de l’Ovalie, Henri Garcia.
Le drop réussi de la BRIC, c’est ce cadre de jeu ludique, qui “désacralise l’action du plaquage” dira Adam.
Du volley à la bachata, cet amoureux du jeu sportif confie: “C’est plus acquérir des compétences que de transformer mon corps. Bientôt le rugby aquatique ! – Le quoi ?”
Sous mes yeux ébahis, se dessine alors un ballet poétique et musclé de corps sous l’eau. Mais le jeu ne doit pas exclure la progression. C’est là tout l’équilibre sportif comme le questionne Eva: “Il nous faut des objectifs. Même si on vise pas la meilleure performance, ça fait plaisir de sentir que tu t’es amélioré”.
Comment faire progresser l’individuel, selon les capacités de chacun.e, dans un collectif diversifié ?
Le club ne cesse de faire cogiter sa vingtaine de ciboulots comme la mise en place d’un programme d’entraînement et des coachs tournants. “Quand on s’est pris 66-0 lors de notre premier match contre les Gorets, on s’est dit qu’on manquait un peu de technique” rigole Eva.
Le manque de partenaires de jeu avec qui et contre qui jouer ne facilite pas la tâche. Bien que les amateur.ice.s de pogos aiguisent cette compétence, recevoir le poids d’un corps contre soi, lancé tel un obus, c’est technique. On ferme les mirettes. On serre les chicots. Et on attend l’impact.
Apprendre à embrasser le sol, à accueillir une cartouche, à pousser les cuissots de son.sa coéquipier.e en l’air, ça s’accompagne. Là est toute la frontière entre le jeu et le sport.
DÉMÊLER LA MÊLÉE DE L’INCLUSIVITÉ.
Pour progresser, il faut se sentir légitime et s’accomplir par la place trouvée. Sacré programme.
“Le rugby privilégie certaines places pour certains profils. La mêlée, c’est le refuge des Gros”. Mes yeux s’écarquillent, Eva rigole. “On les appelle comme ça en rugby, il faut un certificat médical.” Ce n’est pas tant les cacahuètes ingurgitées et un petit jaune glucosé qui y font quelque chose que la musculature.
“Au centre, c’est souvent les gars car ils osent plus aller au contact”. Hugo lève le doigt, en signe de désaccord. Lui, ne se sent pas légitime d’y aller. Des sensibilités genrées, corporelles mais aussi sociales. “Y’a un rugby de ville et de campagne. En Aveyron, je jouais avec des agricultrices. Y’a un esprit rustre”.
Des façons de jouer, il y en a autant que des chicots perdues sur le terrain: à XV, à XII, à sept, le touché, de l’amateur au professionnel, de la ville à la campagne…
Un sacré imbroglio de passes croisées qui demande plus qu’un pois chiche dans la cafetière. La BRIC tente de relever ce défi de l’inclusivité, et pas seulement de la mixité.
Ne pas faire juste du sport, mais penser comment le pratiquer. Le rugby touché par exemple joue sur l’évitement et non le contact.
Or, ne peut-on pas avoir envie de jouer au rugby, comme les autres ? De plaquer, d’être plaqué, sans vouloir coller un caramel ? De rechercher le contact sans être un taureau furieux ?
Adam, aux antipodes du contact rugueux par sa pratique de la danse en duo, a eu son adrénaline piquée: “J’crois que, ce que j’aime, c’est ce choix. Si je fais deux pas de plus, j’me fais plaquer. J’fais la passe ou j’rentre dans le tas ?” Le goût du risque, ou l’art de “se coucher sous le train”.
“Vous pensez que les gars ils s’adaptent aux nanas quand ils plaquent ?” Les réponses divergent. Ce n’est pas tant une question de genre que de morphologie, d’âge ou de niveau. Une fille charpentée peut coller un sacré timbre à un garçon galbé comme un pied de micro. Mais peut-on s’adapter au corps en face de soi ?
Dans cette quête de vérité, me voilà au milieu des champs ariégeois, terre de naissance de Bilel, compagnon d’enfance, dont les paluches dépassent la tête d’un bambin.
Assis autour d’une table en plastique branlante, au milieu des effluves de la terre fraîchement retournée par son tracteur, on évoque sa quinzaine d’années passées dans les vestiaires – mais aussi sur les rings. “La boxe, y’a du contact mais c’est précis et maîtrisé. T’peux ajuster selon ton adversaire. Mais le rugby… le plaquage, c’est primitif, t’peux pas contrôler comment ton corps va s’écraser contre l’autre quand tu tapes une pointe. Et la mêlée…”.
Ça me fait cogiter. La culture virile et castagneuse associée au monde de l’Ovalie, “les poings sont des massues, les genoux des gourdins, les bras des nunchakus” écrira Herrero, rend également difficile la transformation de l’essai inclusif. Des gestes vils, de la fourchette à la cuillère, en passant par la cravate, les châtiments sur le terrain, bien que sanctionnés, ne sont guère facilitateurs.
VERS L’EN-BUT.
Mais la BRIC, elle, réfléchit, expérimente, apprend. “Je n’ai pas encore de modèle. Mais j’ai confiance en notre manière de faire du rugby en mixité” souligne Eva. Preuve que les bricard.e.s ne sont pas loin de la terre promise de l’en-but, Adam et Hugo confieront qu’ils envisagent mal faire du sport en non mixité aujourd’hui. Et c’est là toute la créativité que le sport peut générer quand il est pensé.
“Sur le plan sportif, on va en trouver des solutions. Tout ce qui est en dehors du terrain, là c’est plus long” soupire Eva. Nous voilà à disserter. Comment faire justice dans un collectif quant aux VSS ? Comment faire en sorte que la “BRIC n’appartienne à personne” ?
Comme écrivait Herrero dans Dictionnaire amoureux du rugby des temps modernes, “C’est quoi un être qui sait vivre avec les autres ?”.
Quand on n’est pas seulement des compagnons de crampons ou de luttes, l’imbrication de l’affinitaire dans le collectif ne facilite pas toujours les choses.
Mais la créativité du sport en fait un formidable terrain d’expérimentations comme l’illustre la BRIC. On finira sur cette belle synthèse d’Eva:
“La BRIC, c’est une équipe qui bouge avec le temps et avec les mentalités des gens qui l’animent. Les gens font la vie de la BRIC. Donc la BRIC ressemble aux gens qui s’occupent d’elle”.
GLOSSAIRE
Oreilles en chou-fleur: Blessure de guerre des vétérans à cause des frottements.
Tampon / Caramel / Timbre / Cravate: Roulage de poids lourd plaqué. La cravate est un plaquage infâme à la gorge sanctionné par un carton rouge.
Salade de phalanges: Distribuer marrons et châtaignes ou ouvrir la boîte à gifles
Fourchette: “Enfoncer ses doigts dans les yeux de l’adversaire d’un coup sec et précis comme pour enfourcher une pièce de viande trop cuite.” D. Herrero
Cuillère: Open bar du trébuchement (main, genou… tout y passe), sanctionné d’un carton rouge.
Terre promise de l’en-but: Amen, là où est aplati le ballon tel le messie.
Se coucher sous le train: Se faire rouler salement lors d’un plaquage et accepter la fatalité de son destin.
Si vous voulez creuser plus loin la réflexion autour du rugby en mixité, n’hésitez pas à aller écouter le podcast “C’est pas demain la veille…” avec la BRIC !