Face au miroir, une faible lueur clignote sur le reflet de son visage pailleté. Le néon des vestiaires ne semble pas tout à fait en forme aujourd’hui.
Comme Sam.
Elle fixe ce regard bleu mélancolique, qui se mélangerait presque avec cet océan de cernes qui s’étale sous le dessous de ses yeux. Il faut dire qu’hier, les filles n’ont pas été très malignes. Logées chez leurs adversaires du match d’aujourd’hui, les Baraques à Tits, elles ont passé la journée dans les préparatifs.
Mais ça, c’était avant de se paqueter un peu trop la fraise comme dirait Céline Fion, la Québécoise de l’équipe au coup de fesses redoutable sur le terrain.
Article & Illustrations par Momo Tus
Elle esquisse un sourire en pensant à Mouette Vicieuse, leur capitaine, qui s’est étalée tout en longueur en glissant sur de la pâte à cake par terre. Un grand écart incontrôlé, les fesses au sol, et un nouveau bleu s’est ajouté à sa collection de joueuse particulièrement indigne sur le “track”, le terrain.
Sa spécialité: arriver par derrière, et cogner, à défaut de ne pas savoir encore très bien patiner.
Or, Mouette Vicieuse a souvent tendance à tenter des coups interdits pour finir sur le banc des punis: la “prison”. Samantha, elle, n’y a jamais été. C’est le pivot, la tête pensante. Elle oriente la stratégie pour que l’équipe puisse frayer un chemin à leur attaquante, la « Jammeuse”. Cette dernière doit doubler le mur adverse de quatre joueuses, le “pack”, autant de fois que possible pendant une “Jam” de deux minutes.
Un dernier coup d’œil dans le miroir. C’est la première fois qu’elle enfile ce maillot. Toute de noir vêtue, avec des bandes rouges sur les côtés aux couleurs des Diabloclits, elle se sent fière. Le maillot uniforme et la quasi-absence d’accessoires folkloriques, elle y tient: c’est une manière pour les filles de l’équipe d’asseoir leur légitimité et la professionnalisation de ce sport face à l’image de “show à l’américaine » longtemps ancrée dans les représentations.
Finis le mini-short à paillettes, les genouillères arc-en-ciel et les bas-résille coupés par des chaussettes dépareillées de “Fresh Meat”. La belle époque où, innocente de violence, elle était encore couvée par sa Derby-marraine dans l’apprentissage des quatre-vingt pages de règles particulièrement complexes.
La tête tangue un peu, mais il faut y aller. Elle n’a peut-être pas une gouache d’enfer mais elle a une trempe de poids lourd. Elle attrape ses protections et ses quads – les patins à quatre roues -, et entrecroise patiemment ses lacets. Heureusement qu’elle a changé les roues la veille, le sol de ce gymnase a l’air particulièrement vétuste. Du fait du manque de reconnaissance du Roller Derby, le béton ciré qui adhère et qui crisse reste un privilège.
Une fois enfilé son casque arborant fièrement « Raie-manta« – ses longs bras lui permettant de se protéger sur les côtés -, elle est alors prête à casser des bouches, et des touffes. À chaque sortie de vestiaire, le même sentiment. Celui d’être une autre personne. Elle n’est plus Samantha, la comptable. Une bienveillance particulièrement fondatrice de cette communauté, où chaque membre doit se sentir protégé et doit pouvoir, si il ou elle le souhaite, montrer une partie de soi qu’un quotidien n’accepte pas forcément.
Initialement créé par les femmes pour les femmes, le Roller Derby n’en prône pas moins des valeurs d’inclusivité, et ce peu importe l’âge ou la morphologie, le genre ou l’orientation sexuelle. Or, ce sont bien ces valeurs qui s’entrechoquent avec celles des institutions sportives – et du monde dans sa globalité. Ici, c’est l’esprit collectif qui compte et la confiance, au-delà de la performance.
Sam arrive enfin dans la salle, le gymnase est en ébullition. Dans le sillage de l’héritage militant féministe et de la culture punk américaine dont ce sport est issu, l’auto-gestion est le maître mot: tout le monde met la main à la pâte. Ça fourmille de partout. Sylvie Stallone passe la serpillière sur des vieilles tâches collantes, pendant que les filles des Baraques à Tits bricolent un track avec une corde et du scotch.
Ça se trémousse sur du vieux punk rock qui grésille des enceintes, pendant que Marguerite Furax s’éclabousse de mousse en testant la tireuse.
Auto-coaching, auto-financement…
L’indépendance fait fer de lance parmi les filles, qui scelle cette amitié particulière peu importe la couleur du maillot.
Un groupe commence déjà à faire du « off-skate” sur le côté du track, des exercices d’étirement sans les patins. Les muscles des cuisses se tendant à chaque mouvement, tout comme le regard des joueuses, prêtes à en découdre. Le résultat d’entraînements intensifs, à raison de plus de quatre heures par semaine. Assise au bord du terrain, Sam voit la salle se remplir sur les petits gradins de fortune, mais la foule reste modeste.
Le Roller Derby n’étant pas reconnu par le Ministère des Sports, il se retrouve souvent en bas de la liste. Les Mairies sont frileuses. Les entraînements s’improvisent souvent sur des parkings. Quand une salle est finalement obtenue, le créneau complique l’organisation. Dimanche matin, 9h.
En attendant que les choses bougent, certaines s’organisent et trouvent d’autres solutions comme les Nantes Derby Girls, qui ont réussi à se doter de leur propre piste dans un hangar.
Le coup de sifflet retentit: la musique s’arrête. Les quelques supporters agglutinés autour de la table de merchandising – pour autofinancer les événements et les déplacements – regagnent leur place. Les cinq joueuses de chaque équipe commencent à se positionner sur le track. Sam enfile en un éclair son protège-dent autour duquel sa mâchoire se resserre. La Jammeuse, c’est Marguerite Furax, soldate du feu en dehors du terrain.
Son statut d’attaquante est signifié par la présence d’une étoile sur son casque, affublé d’autocollants divers et variés, d’un drapeau breton à un sticker “Moins de banquiers, plus de banquises !”.
Le cri de guerre de Mouette Vicieuse lance les hostilités “ON FONCE ET ON FRAPPE !” puis la dizaine de filles s’élancent. Elles prennent de la vitesse et progressent en pack, genoux pliés et fesses serrées . Un coup de sifflet et elles s’entrechoquent épaule contre épaule. Cette grande mêlée sur roulettes ressemble alors à une belle foire d’empoigne pour empêcher la Jammeuse adverse d’avancer. Les coups de sifflet incessants des refs, les arbitres – nombreux sur le terrain – se mêlent aux commentaires des actions dans le micro grésillant.
Marguette Furax file alors à toute allure après avoir réussi à dépasser les bloqueuses adverses. Edith Presse-Les est à terre. Accepter les coups et savoir bien chuter, en avant et sans poser les doigts à terre, font partie des bases. Sam se projette au sol et dérape sur sa genouillère pour s’assurer qu’elle va bien. Elle l’aide à se relever pendant que Mouette Vicieuse et Whitney Baston plient face aux coups des Baraques à Tits.
Crissements de frein, bruits de patins qui dérapent et crashs sur le bitume rythment chaque jam.
Le score se creuse en faveur des Baraques à Tits qui comprennent qu’elles ont l’avantage. En privilégiant l’évitement à la cogne, les filles laissent alors souffler Les Diabloclits avant la fin.
Coup de sifflet d’arrêt. Après les coups, les câlins.
Sam entend la voix ricaneuse de Mouette Vicieuse qui commence déjà à comparer ses bleus sur ses fesses à ceux de Sylvie Stallone des Baraques à Tits. Ici, c’est à celle qui aura le plus gros. Le brouhaha des rires se mêle aux différents débriefs des matchs.
“Edith, t’abuses, t’aurais pu aller crever ailleurs au début de la Jam” lance Sally Vermine.
Sam observe de loin cette grande famille, qu’elle sait présente quand il faut se serrer les coudes ou simplement pour être hébergée à l’autre bout de la France. Maintenant qu’elle évolue en Nationale 2, elle se questionne plus largement sur la volonté commune des clubs d’initier une organisation officielle et reconnue du Derby en France, avec une ambition internationale. Car c’est bien cet esprit Do It Yourself qui fait force, et l’arrivée d’une institution officielle risquerait de changer les règles du jeu, au propre comme au figuré.