Des gradins au terrain: prendre sa place.

Comme chaque samedi au square Léon, entre quelques gorgées de Bissap, ça s’agglutine autour de l’enceinte grillagée du petit terrain de foot synthétique. Les plus agiles, juchés en haut des grilles, scrutent les esprits qui s’échauffent. Nora est là, derrière la grille. Du haut de ses 8 ans, elle a dû jouer des pieds pour qu’on la laisse passer. Elle esquisse un sourire. Le numéro 5, il n’a jamais joué ici. Ça se voit. Il trébuche. Les trous, les bosses. Ses premières cicatrices. Plus rapide, plus physique. Plus d’attaques, plus de contacts. C’est leur football. | Article & Illustrations par Momo Tus

Jouer dans l’espace des garçons.


Ça a commencé ici, à la Goutte d’Or. Un mercredi après-midi, alors que les grands s’entraînent, elle découvre cet entremêlement du corps léger, libre.

Très vite, le carton de la poupée sera improvisé en cage. Une petite balle, ça piétine, ça glisse, ça tombe, mais ça sourit, ça rit. Pourtant à l’école, elle n’ose pas, observant secrètement la balle en mousse. Un jour, la maîtresse leur demande de dessiner la cour de récré. Nora dessine un large rectangle à côté du préau. Elle écrit: “Espace des garçons”. C’est le terrain de foot. Elle s’arrête là: l’espace des filles, lui, n’existe pas. La petite fille n’ose pas prendre trop de place. Pourtant, Nora n’en démord pas.

Sa mère lui répond: « Non. Et puis le club n’accepte pas les filles. Pourquoi tu veux faire du foot ?”. C’est vrai ça. Pourquoi ? Elle se sent juste bien avec la balle. Est-ce qu’on pose cette question, aux garçons ?

Au square tous les mercredis, ça bouillonne avec cette peur au ventre:Je peux jouer avec vous ?”. Peur de se ridiculiser. Peur de ne pas savoir dribbler. Les garçons ricanent. “On joue pas avec les filles mais bon vas-y”. C’est brouillon, ça cafouille. Elle perd le ballon. Et alors ? Elle n’est pas là pour être acceptée. Elle veut prendre sa place, pas la demander.

Se tend et se détend.


Tous les jours après l’école, Nora courrait au square pour jouer en cachette. Quand elle était acceptée. Ses déplacements ont gagné en intensité. 10 ans et Nora n’a pas lâché ses rêves. Sa mère a fini par accepter. Elle a accroché discrètement un poster de Cristiano Ronaldo, son modèle.

Le club accepte maintenant les filles dès 7 ans contre 5 pour les garçons. Dans son ensemble rouge et noir, Nora est la seule fille sur le terrain. Mais elle fonce, à toute allure, sa queue de cheval se balançant au rythme de ses jeux de jambe.

Pendant cinq ans, Nora a enchaîné ses plus beaux matchs. Dans les vestiaires, la peur au ventre se fait sentir. D’habitude, elle laisse ses cheveux bouclés en liberté. Elle aime les sentir tournoyer, bouger, quand tout son corps se tend et se détend. Mais aujourd’hui, c’est différent, c’est son dernier. L’arrivée sur un terrain étranger, la puissante lumière blanche éblouissante, patauger dans l’herbe glissante. Sa mère, toujours absente. Et puis les cris, les coups de sifflet, les bruits de ballon qui se mêlent au rugissement du périphérique. Ce moment où l’appréhension laisse place à cette poussée chorégraphique d’adrénaline. À cette position du corps parfaite, droite, quand on tire. Qu’on gagne ou qu’on perde, ce plaisir d’être ensemble.

Se bouger, pour jouer.


Pour la dernière fois, car au-delà de 15 ans, la Fédération n’autorise pas les filles à évoluer en équipe masculine. Nora est pensive. “On fait quoi ?” “On continue à prendre notre place”. La mâchoire serrée, Nora se rend d’un pas décidé au local du club. Elle s’est maquillée, d’un léger trait noir renforçant la détermination de son regard ébène. Elle en avait envie aujourd’hui. L’équipe accepte mais à une condition: Nora doit porter la constitution de cette section féminine. 

Alors ça s’organise dans le quartier. Elle lâche quelques affiches bricolées. Ça ricane. “Alors Nora, on essaie de créer des petites lesbiennes en puissance ?”.

Aucune répartie. Encore un énième connard des stades en Tacchini. Appréhendant chaque critique, depuis qu’elle est petite, Nora prépare ses répliques. Mais parfois, elle est juste fatiguée de se justifier.

Les semaines passent et l’équipe n’est toujours pas complète. Trouver des passionnées qui voudraient jouer au football n’est pas compliqué: c’est bien trouver celles qui peuvent, qui l’est. S’affranchir du regard des autres, de l’exigence de la performance, du jugement des parents. Nora n’en démord pas et s’adapte: les filles ne sont pas présentes dans la rue, allons les chercher sur les réseaux, dans les écoles, dans les familles.

Là où elles semblent exister, et pas invisibilisées. Dépasser les idées préconçues, instaurer de la confiance, pour la forcer, cette chance. La stratégie marche: de nouvelles têtes timides font leur apparition.
L’équipe prend vie. C’est beau. Certaines se dévoilent au fil de l’eau. Comme si le collectif se mettait au service de l’individuel, leur permettant de se démarquer le temps d’un instant.

Mais malgré une organisation solide, les filles doivent se battre pour des choses pour lesquelles elles ne devraient pas. “Vous voulez des shorts aux couleurs du club ? Enfilez ceux des garçons, on n’a pas de budget.”

Nora bouillonne, d’autant plus qu’on vient de lui annoncer un changement de créneau. Les filles n’ont pas la priorité: elles n’auront le terrain que de 16h30 à 18h le jeudi. Avec la sortie des cours, c’est impossible.

Mais où sont les filles ?


Les pieds en équilibre sur le ballon, les bras tendus sur la crête du banc. De retour au square, elle observe. Délimité en zones, chacun essaie de trouver sa place dans cet univers codifié. Entourée par une haie, c’est la zone des toboggans. Ici, c’est le règne des boubous de mamans et des bobos d’enfants. Silence chez leurs voisins aux cheveux grisonnants, concentrés sur les tables en damier.
Plus loin, c’est la pelouse, de part et d’autre de l’allée. Ici, étudiants et familles sont étendus dans l’herbe pour lire, discuter, manger. On y retrouve des chemises à carreaux, des chaussures bateau.

Et puis, à quelques mètres vers le terrain, c’est le royaume des grillages. Les princes y tiennent le mur. Ça effrite, ça fume, en évitant soigneusement l’endroit gueule-de-loup de la défonce aux cailloux. Se côtoyer sans se parler. Là est toute l’illusion de la mixité. Une mixité apparente où les filles sont absentes.
Nora réalise: mais où sont-elles ? Il y en a quelques unes, éparpillées. Il n’y a pas de place attitrée. Elles se glissent, dans les interstices. Elle soupire. Cela fait 15 ans qu’elle connaît son quartier, ses moindres recoins, ses habitués et pourtant, elle n’est toujours pas à l’aise quand elle fait glisser le ballon entre ses pieds.

C’est décidé: elles vont se l’attribuer encore, cette place.

Ne plus devoir marquer des buts pour les faire taire.


Le lendemain, Nora attend sagement debout, l’épaule appuyée contre la cage émaillée. C’est samedi, ils ne vont pas tarder à arriver. “Qu’est-ce que tu fous là Nora ?”. “C’est à tout le monde ici. Si j’ai envie d’y être, j’y suis”. Une longue journée à se faire entendre. Chaque petite fille mérite d’avoir un lieu où jouer. Il n’est pas question d’homme ou de femme: juste de passionnés par un même sport, qui devraient, comme une grande famille, se soutenir. Le regard change, les hochements de tête s’enchaînent.

Un samedi matin sur deux sera réservé aux filles. Faire d’un espace public le sien le temps d’un moment. Faut-il en arriver là pour prendre sa place ?

Dans cet espace exigu et cabossé, les filles prennent leur pied. Des mamans sont là, cette fois-ci, affublées de leurs habits aux couleurs de l’équipe. Ce qu’elles veulent avant tout, c’est jouer. Certaines sont incapables de dribbler. D’autres de marquer. Des curieux regardent, le sourire narquois, accrochés au grillage. Peu importe si elles se ridiculisent, ce n’est pas parce qu’elles ne prouvent pas quelque chose qu’elles n’ont pas leur place.
Nora et le Club finissent par trouver un stade à côté du périphérique. Ca fait une trotte, et les filles passent après les garçons: elles finissent à 23h. L’insécurité nocturne en fera abandonner plusieurs. Le moral baisse, le couperet tombe: la seule section féminine ferme.

En quête de joueuses.


Un an plus tard, Nora ne lâche pas. Réveil tardif, air chargé, le square n’a pas l’habitude d’être aussi animé à cette heure matinale en Été. Ça crie, ça siffle, entre les bruits de ballons qui rebondissent. Une ribambelle de petites filles s’agitent, éparpillées entre les plots colorés et les cages en toile. Par ces journées d’initiation, Nora espère pouvoir leur donner envie de rejoindre une équipe féminine junior à la rentrée. Le Club s’est engagé pour de meilleures conditions, de l’accompagnement sur le trajet aux créneaux horaires moins tardif. Changer les mentalités, c’est aussi créer de la confiance partagée. Inspirante, Nora est devenue pour la vingtaine de filles qu’elle entraîne un véritable modèle. Supportrice, entraîneuse, joueuse, arbitre, il devrait y en avoir beaucoup, des modèles. Fières de faire ce sport et fières de devenir, pour certaines, des joueuses talentueuses.

Nora et le Club y vont petit à petit: comme tout modèle repensé, il faut tester, réussir, échouer, pour structurer la manière d’aborder et de faire. Pour l’instant, l’objectif est de faire grandir cette équipe. Et grandir, ça ne se fait pas que sur le terrain: mais aussi en dehors.

Par des sorties, des ateliers, des rencontres mixtes, en s’appuyant sur les forces vives du quartier. Ne pas séparer, mais mélanger. Pour mieux les rendre visibles sur le quartier, ailleurs, partout, et utiliser le foot comme un véritable vecteur pour se valoriser, s’engager et exister.

Le projet de demain ? Faire passer les Mamans des gradins, au terrain.

Une immense pensée aux filles des Enfants de la Goutte d’Or, dont cette histoire est inspirée, et à toutes celles et ceux qui bougent les cages: les Cacahuètes Sluts, le Witch FC Club, Les Dégommeuses, le Paris Alésia FC, Les Mamans de l’Olympique Montmartre… La liste est longue, et espérons qu’elle ne cesse de grandir.