Une monarchie, un état religieux, une jeunesse en crise et avide de changement.
Un documentaire des français Clotilde Mignon et Svink.
« Tel est l’environnement dans lequel une poignée de jeunes punks tentent de faire entendre leur voix au Maroc. C’est à travers eux qu’on découvre cette scène alternative surprenante et rebelle face à un pays où la liberté d’expression est plus faible qu’on veut bien l’entendre…
Le punk, ce genre saturé et hors norme leur permet de s’exprimer, critiquer, analyser la société qui les entoure, tout en partageant un plaisir commun avec la public, la liberté d’un instant…
De Agadir à Rabbat, en passant par Casablanca et Ouarzazate, ce qui était au départ un simple voyage, s’est transformé en une rencontre avec les origines du punk, la volonté de changement par la liberté d’expression.
Même au bout de 40 ans, la recette n’a pas changé: du bruit, du bruit, du bruit, pour se faire entendre!! »
5 ans plus tard, nous avons retrouvé Clo et Svink afin de revenir sur leur expérience, les conditions de leur tournage, et partager quelques anecdotes ! | Par Alkistis A. / Trad : Alkistis A. / Illustrations : Mademoiselle Pin
Pouvez-vous vous présenter ?
Clotilde: Je m’ appelle Clo, je bosse dans le cinéma et c’ est aussi pour cette raison qu’on a fait ce docu, car où que l’on aille, j’ai toujours accès à une caméra !
Svink: Je travaille dans le spectacle. On fait partie d’ un collectif qui organise des concerts depuis longtemps. C’ est pour ça on avait choisi cette thématique punk. C’était un sujet qui nous passionne.
Qu’est ce qui vous a donné l’ idée de faire ce documentaire?
C : Nous sommes partis pour la première fois au Maroc en 2014. Nous avons voyagé ensemble en camion pendant un mois et demi. On a pas mal visité les villes et la campagne. C’est seulement à la fin du voyage qu’ on s’ est dit qu’on avait pas spécialement vu de concerts. Cela dit, on avait quelques idées reçues, comme si c’était improbable de tomber sur des concerts de punk local. En même temps, on savait qu’on y retournerait l’année d après. Juste avant de repartir en 2015, on a fait des petites recherches sur internet en se focalisant plus ou moins sur Casablanca et Rabat. L’idée , c’était de concilier vacances et concerts. Avec le temps, on a eu l’envie d’aller plus loin. De contacter quelques acteurs de la scène, et pourquoi pas, d’aller les interviewer. À la base, c’était sans prétention : juste faire des petits entretiens de gens qu’on croisait. Au fur et à mesure des rencontres et des lieux visités, le documentaire s’ est construit de lui-même !
Combien de temps a duré le tournage?
C: On est restés un mois et demi sur place. C’était en février 2015, il y a tout juste 5 ans.
On a trouvé important de retourner là bas pour filmer des concerts et revoir les gens qu’on avait rencontré. Je suis revenue seule en novembre pour filmer un grand concert qui avait lieu à Casa. Svink’ est aussi revenu pour finir quelques plans en avril 2016. En tout, le tournage s’est donc étalé sur à peu près deux mois et demi !
Avez-vous quelques anecdotes au sujet du tournage ? Des situations que vous n’auriez pas pu vivre en France ?
C: Oui, on a eu une petite histoire avec la police de Casablanca ! On avait commencé l’ interview chez Khalil, le chanteur de Riot Stones, et je lui ai proposé de finir en bas dans un bar a l’extérieur pour que ce soit plus sympa. On est alors descendus de chez lui sans nos affaires. Ils avaient juste pris une veste et nous, notre sac avec la camera et le pied.
Je les ai filmés pour avoir quelques images d’ eux dans la rue. Aussitôt, un fourgon de police qui passait a fait demi-tour. Quelques minutes plus tard, ils nous ont interpellé pour un contrôle d’ identité. Ça a duré pas mal du temps parce que nos amis n avaient pas leurs papiers sur eux. Pareil pour nous. Mais le véritable problème ne venait pas des papiers. C’était plutôt parce qu’ on filmait des marocains qui avaient des écarteurs et des tatouages !
S: Disons qu’on filmait dans un quartier populaire et que selon eux, ce n’étaient pas les « bonnes images » du Maroc à montrer.
C: J’ ai vite caché la carte de ce qu on avait filmé , parce que si ils en vérifiaient le contenu (avec tout ce que Khalil disait sur les répressions policières) ça n’aurait vraiment pas été cool pour lui. Je l’ai mise dans ma poche, nous sommes restés deux heures au poste et ils ont fini par nous relâcher.
S: C’ était plus symbolique qu’autres chose.
C: Ça nous a permis de comprendre qu’ils n’ont pas très envie qu’on filme sans autorisation.
Pourquoi la police est-elle si attentive aux activités de la scène musicale alternative ?
S: En apparence, « tout est permis ». Mais il ne faut pas qu’il y ait de propos offensants par rapport au roi et à l’État. Le centre névralgique du pouvoir. Il y a toujours des flics en civil dans une salle pour rapporter tout ce qui se passe. Il y a aussi des problèmes de compatibilité avec la moralité religieuse. Bref, il faut un sacré courage pour organiser des concerts. Il y a toujours des démarches de dingue. Et si jamais tu obtiens l’autorisation, tu as intérêt à filer droit! Les autorités peuvent aussi très bien annuler ton événement à la dernière minute.
C: Si les paroles d’ un morceau ne leur plaisent pas, tu auras des bâtons dans les roues pour toutes les activités que tu mèneras par la suite. Une fois que tu es grillé, c’est encore plus difficile.
Quelles sont vos impressions au sujet de la scène alternative marocaine ?
S: Elle est très courageuse ! Sans vouloir faire de comparatif, on peut facilement s’acheter une façade « alternative » en Europe. Au Maroc, ils le font par nécessité. Ils savent vraiment pourquoi ils le font, et ils connaissent les risques encourus. Ce qui est intéressant, c’est que même les gens qui sont pas forcément militants ont une énorme soif de culture. La musique alternative les comble. Cela apporte un vent de fraîcheur qu’on peut difficilement trouver ailleurs. Le milieu artistique plus mainstream ne gène pas le pouvoir. Il est très conventionnel.
Cette expérience a-t-elle changé votre regard sur la scène punk occidentale?
C: Notre regard n’a pas vraiment changé, mais ils nous ont tellement transmis leur énergie que cela a renforcé notre détermination pour aller jusqu’au bout du documentaire !
S: En tant qu’organisateurs de concerts, cela nous a vraiment aidé à relativiser nos petites galères, c’est certain !
On a remarqué qu’ il y avait pas beaucoup de femmes dans le documentaire. Pour quelle(s) raison(s) selon vous ?
C: On avait fait une quinzaine de projections du documentaire un peu partout en France et c’ est la question qui est le plus revenue. Disons que la scène punk européenne est également majoritairement masculine. C’est aussi le cas au Maroc, avec beaucoup moins de musiciens. Je pense que le ratio est sensiblement le même. Quand nous avions filmé en 2015, il n’y avait pas trop de filles (même si l’ancienne formation de Riot Stones avait une batteuse). Dans les concerts qu’on a filmé, on a remarqué qu’il y avait pas mal de filles. Si on avait eu l’occasion d’intégrer plus de musiciennes dans le documentaire, bien sûr qu’on l’aurait fait !
Pourquoi avoir choisi le titre Chaos in Morocco ?
C: On ne savait pas trop quoi choisir au début. Au bout de quelques rencontres, des musiciens marocains nous ont parlé d’un vinyle qui avait été fait par Luk Haas. C’est un voyageur qui bosse dans l’humanitaire. Partout où il passe, il essaie de rencontrer des groupes de punk locaux, de faire une compil et de la sortir en vinyle.
S: Au Maroc, c’est la seule compil punk qui ait existé jusqu’ à présent. C’était pour le clin d’œil !
Avez-vous réussi à diffuser le film en France ?
C: On a organisé énormément de projections en 2016 et 2017. Pendant deux mois, on a quasiment fait que ça ! On a même pu projeter le film dans de grandes salles de cinéma, comme au Méliès à Saint-Étienne. C’ était vraiment super chouette. Ça s’est un peu calmé depuis… Mais c’est normal, on a monté d’autres projets !
Voulez-vous ajouter quelque chose?
C: Lors de nos projections, on a coutume de dire qu’au Maroc, tout bouge très vite. Cinq longues années ce sont écoulées depuis ! Parmi tous ceux qu’ on a interviewé, il n’y en a qu’un seul qui vit encore au Maroc. Ils sont tous partis un peu partout dans le monde : en Chine, en Italie, en Catalogne, en France et au Canada. Certains nous disaient qui voulaient rester au Maroc pour essayer de faire évoluer les choses, mais la plupart en ont eu ras-le-bol. Ils ont saisi des opportunités dès qu’ils l’ont pu. Souvent pour aller étudier à l’étranger. Certains groupes n’existent plus.
S: Il ne faut pas regarder le film en pensant y saisir une actualité. Aujourd’hui, le documentaire est obsolète. C’est la photo d’une situation à un moment donné.
C: Oui, c’est un instantané de 2015 ! En quelques mois, la scène avait déjà changé. Par exemple, dans le concert que j’ ai filmé à l’ Usine, j’ ai interviewé un jeune avec un t-shirt Ramones, qui disait : « le punk est pas mort, il est juste endormi« . Deux ans plus tard, il avait monté son propre groupe, il était chanteur et je crois qu’il joue encore. On sentait que certaines personnes du public mourraient d’envie de monter sur scène, et pour quelques-unes, le cap a été franchi.